Il nous fallait ce rouspéteur enjoué et informé qui a montré avec Le bel âge qu’il n’était pas du genre ronchon (synonymes: grognon, chagrin, râleur, pleurnicheur, Alceste, académicien, passéiste) pour délier les nuances entre « mélancolie », « nostalgie », « saudade » et tirer leur possible usage par temps de « bougisme » amnésique.

« Il y a toutes sortes de propulsion, mécanique, thermique, nucléaire. La plus décriée n’est pas la moins serviable: la propulsion nostalgique. « Le bonheur d’être triste » a certes sa noblesse, mais la nostalgie a du rendement. La mélancolie est un mal incurable. Le mal du pays, lui, porte en soi son remède, qui est le retour. Le temps est plus désespérant que l’espace puisque à sens unique il ne se remonte pas. Mais si le mal du présent, quand « tout un siècle ne peut plus comparer son âme à ce qu’il voit », ne peut réparer l’irréparable ou défaire ce qui a été fait, il a un débouché pragmatique: le coup de gueule, ou de talon.
La mélancolie, délectation morose, fige le mouvement de l’histoire, et nous colle à notre chaise. L’alliance de l’optimisme et du désespoir qu’est au fond la nostalgie nous sort de notre léthargie. Rien de tel que le spectacle d’un lieu de culte déserté ou d’un dieu délabré pour susciter chez un résigné ou un assoupi des fourmis dans les jambes. On sait où le petit garçon Michelet, âgé de dix ans, a attrapé sa vocation de grand ressusciteur : devant les gisants, les « blancs dormeurs de marbre » du musée des Monuments français, ces morts dont « la danse galvanique » l’a convaincu de les faire revenir au royaume des vivants. On sait moins que la poésie des ruines, romaines en l’occurrence, vedute du Colisée et du Forum, a sonné les trois coups de la Renaissance, au Quattrocento, comme les gravures d’Hubert Robert, plus tard, ceux de la Révolution. Au-delà de l’énigme poétique des décombres, il y a un frémissement face aux tombeaux, images immobiles d’un devenir mobile. La saudade, telle une pointe de froid dans la torpeur d’un long été, secoue la bête et nous rend à ce que Pessoa appelait le desassossego, l’inquiétude. Et comme l’angoisse n’est pas la peur puisqu’elle est peur de rien, la mélancolie n’est pas une vraie navrance puisqu’elle est navrance de tout. L’ange de Melencolia dans la gravure sur cuivre de Durer tourne le dos à la mer, n’a que dédain pour l’échelle, le polyèdre, la balance et l’horloge, les instruments du bâtisseur qui l’entourent, et fixe des yeux on ne sait trop quoi. C’est comme une introversion qui fait regarder en dedans et boude les horizons. Le perceur de routes ulysséen, lui, ne cultive pas le vague des passions, le drapé cabotin, le souffle exsangue de l’irrévocable. Il ne se sent pas étranger à la vie tel l’enfant de Chronos, mais seulement à son visage actuel. Par quoi nul ne doit confondre le dégoût du monde et celui de la situation. Le premier a un goût de cendre; le second, de revenez-y.
Le manque-à-être original signalé plus haut est dû à un singulier défaut de fabrication, une imperfection native gravée dès les premiers siècles par le mouvement chrétien dans notre sentiment du temps, lorsqu’il eut ajouté à la tradition prophétique juive la notion jusqu’à lui inconnue d’accomplissement. « N’allez pas croire que je sois venu abolir la Loi et les Prophètes… » Le Fils de l’Homme ne nie pas la Révélation faite aux Juifs de Palestine, pas plus que le Nouveau Testament ne récuse l’Ancien. Il en accomplit la promesse, la parachève et la catapulte tous azimuts. Le Christ est le point zéro de notre ère, mais non celui de l’histoire du Salut. Il relance le Grand Jeu, qui a commencé avant et se poursuivra après lui. Les « derniers temps » annoncés ne seront jamais que la récompense des premiers. Les retrouvailles avec le Messie ne sont pas encore tout à fait mûres, il nous revient de pousser à la roue du retour sans demander grâce, à chaque nouveau lever de soleil.
Ce dont notre civilisation a longtemps su persuader ses ouailles, et qui ne se perçoit jamais aussi bien sur les autres continents, c’est ce manque de fini proprement matriciel, felix culpa aux rebonds incessants: tout reste à achever et rien, jamais, ne s’achève vraiment.
C’est ce message plus optimiste qu’il n’y paraît qui est en train, dans nos parages, de se brouiller. »
Régis Debray, Le bel âge, collection Café Voltaire, Flammarion, 2013.

Illustration: Anselm Kieffer, Melancolia, 1982-2013, photographie ©Lelorgnonmélancolique.

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Patrick Corneau