« Lire est aussi utile que plaisant. Quand je lis, je suis un individu inoffensif, gentil, pacifique, et je ne fais pas de bêtises. Les liseurs assidus forment pour ainsi dire un petit peuple heu­reux. Tout lecteur connaît une jouissance altière, profonde, durable, sans gêner per­sonne ni faire de mal à quiconque. N’est-ce pas admirable? Je tiens à le souligner! Qui lit est bien loin de forger de vilaines intrigues. Une lecture séduisante et distrayante a l’avantage de nous faire oublier pour un temps que nous sommes méchants, querelleurs, incapables de nous laisser en paix les uns les autres. Qui ose­rait réfuter cette phrase assez triste, certes, et affligeante? Bien sûr, les livres nous détournent souvent, aussi, d’activités utiles et salutaires; en général, néanmoins, la lecture doit être saluée comme bénéfique, car nous avons bien besoin, par ce moyen bénin, de dompter notre insa­tiable âpreté au gain et d’opposer un doux engourdissement à notre activisme souvent brutal. Un livre, pour ainsi dire, nous tient cap­tifs; on parle bien d’une lecture captivante. Un livre nous ensorcelle, nous domine, nous tient en haleine, exerce donc un pouvoir sur nous, et nous nous abandonnons de bonne grâce à une telle domination, car elle est bienfaisante. Quiconque, transitoirement, est captivé par un livre, n’a pas le loisir de faire des ragots au sujet de son cher prochain, ce qui est un grand, un gros défaut. Les discours stériles sont toujours un vice. Qu’un homme tienne un journal entre ses mains, qu’il s’absorbe dans sa lecture, et déjà, il passe presque pour un bon citoyen. Qui lit le journal ne maugrée pas, ne fanfaronne pas et ne peste pas, et pour cette raison déjà, la lecture du journal est un vrai bienfait, cela devrait être une évidence. Un lec­teur a toujours l’air propre, gentil, honorable et très correct. On entend parler ici ou là de lectures pernicieuses, par exemple des fameux romans noirs. Nous préférons nous abstenir d’entrer en matière, mais juste ceci, pourtant: le plus mauvais des livres n’est pas aussi mau­vais que l’apathie complète, qui renonce à prendre un livre en main. La mauvaise littérature est loin d’être le danger que l’on pourrait croire, et le prétendu bon livre n’est parfois pas du tout aussi inoffensif qu’on veut bien l’admettre. Les choses de l’esprit ne sont jamais aussi anodines que déguster du chocolat ou savourer une tarte aux pommes, par exemple. Au fond, il importe seulement que le lecteur sache toujours séparer nettement la lecture de la vie. (…) »
Robert Walser, Petite Prose (traduction de Marion Graf), Éditions Zoe, 2009.

J’ai un grand faible pour Robert Walser, sa prose élégante et finement ironique. J’aime ce retrait supérieur, cette manière très aristocratique d’ »idiot intelligent » qu’il avait de suivre sa ligne de fuite, d’être là où personne, c’est-à-dire le social, ne pouvait l’atteindre, le contrôler. Ainsi la réponse qu’il fait au visiteur qui vient un jour lui rendre visite à l’improviste et à qui il se donne pour son propre domestique: « Robert Walser n’est pas là ».
Walser était un zéro qui « préférait » comme le Bartleby de Melville être rien plutôt que quelque chose, que « quelqu’un » et n’avait rien à communiquer. Et en cela précisément réside sa richesse. Richesse du « fou » qui rend fou les autres: avec lui nous ne savons plus où nous en sommes et, à la limite, qui nous sommes…
On gagne toujours à fréquenter ces sensibles et la difficulté qu’ils ont à l’être, cette toute petite principauté des rossignols face à l’empire des bœufs.

Illustration: Emmanuel Benner, Marie-Madeleine au désert, Musée d’art moderne et contemporain, Strasbourg.

  1. serge diot says:

    Je me souviens des premiers pages de son premier roman, Les enfants Tanner, je crois.
    Le personnage dit à son patron qu’il le deçoit beaucoup et que pour cette raison il abandonne son travail.
    Il y avait dans cette phrase une liberté de ton et une désinvolture qui m’a réjouit.

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Patrick Corneau