Enfin! Europe est la première revue non spécialisée à accueillir en France un dossier sur Clarice Lispector, cet immense écrivain dont l’œuvre reste encore sous nos latitudes confinée à une audience confidentielle (peut-être parce qu’elle est, aussi, une aventure spirituelle). Le dossier Clarice Lispector (on aurait aimé que le sommaire entier lui fût consacrée même si le partage avec Katherine Mansfield n’est pas déshonorant) a été réalisé par Michel Riaudel avec des contributions de Otto Lara Resende, Benedito Nunes, Vilma Arêas, Yudith Rosenbaum (qui commente un texte magnifique de Clarice traduit par M. Riaudel: « Mineirinho »), Nadia Battella Gotlib – Europe, novembre-décembre 2012, N°1003-1004, 20€.

Ci-dessous un exemple de l’art transgressif et disjonctif de C. Lispector.

DES AVANTAGES D’ÊTRE INGÉNU*

–      L’ingénu, n’ayant pas à cultiver d’ambitions, a du temps pour voir, entendre et toucher le monde.
–      L’ingénu est capable de rester assis en ne bougeant presque pas durant deux heures. Si on lui demande pourquoi il ne fait rien, il répond: « Mais si. Je pense. »
–      Être ingénu offre parfois une quantité d’issues car les malins ne pensent s’en sortir que grâce à leur malice, et l’ingénu est original, l’idée lui vient spontanément.
–      L’ingénu a l’occasion de voir des choses que les malins ne voient pas.
–      Les malins sont toujours si attentifs aux malices d’autrui qu’ils se décontractent face aux ingénus, et ceux-ci les voient comme de simples personnes humaines.
–      L’ingénu acquiert liberté et sagesse pour vivre.
–      L’ingénu ne semble jamais avoir eu une chance, pourtant, souvent l’ingénu est un Dostoïevski.
–      Il y a des inconvénients, évidemment. Une ingénue, par exemple, crut sur parole un inconnu pour l’achat d’un climatiseur d’occasion: il dit que l’appareil était neuf, pratiquement pas utilisé, vu qu’il avait déménagé à la Gàvea où il fait frais. Alors l’ingénue achète l’appareil sans même le voir. Résultat: il ne marche pas. Le réparateur qu’elle fait venir lui donne son avis: l’appareil est en si mauvais état que la réparation coûterait très cher; mieux vaudrait en acheter un autre.
–      Mais, en contrepartie, l’avantage d’être ingénu c’est d’être de bonne foi, de ne pas se méfier, et par conséquent d’être tranquille. Tandis que le malin ne dort pas la nuit de crainte de se faire rouler.
–      Le malin vainc avec un ulcère à l’estomac. L’ingénu ne remarque même pas qu’il a vaincu.
–      Avis: ne pas confondre ingénus et abrutis.
–      Inconvénient: l’ingénu peut recevoir un coup fourré de qui il s’y attend le moins. C’est une des tristesses que l’ingénu ne prévoit pas. César a fini par dire la phrase célèbre: « Toi aussi, Brutus? »
–      Un ingénu ne réclame pas. En compensation, comme il s’exclame!
–      Les ingénus, avec leurs pitreries, doivent tous être au ciel.
–      Si le Christ avait été malin, il ne serait pas mort sur la croix.
–      L’ingénu est tellement sympathique qu’il y a des malins qui se font passer pour des ingénus.
–      Être ingénu est une créativité et, comme toute création, c’est difficile. C’est pourquoi les malins ne parviennent pas à passer pour des ingénus.
–      Les malins gagnent au détriment des autres. En compensation les ingénus gagnent de la vie.
–      Bienheureux les ingénus car ils savent sans que personne ne s’en doute. Du reste, ils s’en moquent qu’on sache qu’ils savent.
–      Il y a des lieux qui permettent davantage aux gens d’être ingénus (ne pas confondre ingénu avec abruti, avec sot, avec futile). Le Minas Gérais, par exemple, est propice à l’état d’ingénu. Ah, quelle perte pour tant de gens de ne pas être nés dans le Minas!
–      Exemple d’ingénu, Chagall: il met dans l’espace une vache qui vole au-dessus des maisons.
–      Il est presque impossible d’éviter l’excès d’amour que provoque un ingénu. Car seul l’ingénu est capable d’un excès d’amour. Et seul l’amour fait l’ingénu. »
Clarice Lispector, La Découverte du monde, traduit du Brésilien par Teresa et Jacques Thériot, Editions Des Femmes, 1995.

*Dans cette chronique du 12 septembre 1970, « Des avantages d’être niais » (« Das vantagens de ser bobo », La Découverte du monde, p. 383-384) J. et T. Thiériot traduisent « bobo » par « ingénu » que Clarice Lispector pose en contraste avec les « habiles », les « rusés » [« espertos », qu’on peut aussi traduire par « malins », « petits malins »]. À côté des mendiants et des fous, les idiots [« tolos », c’est-à-dire aussi innocents, inconscients, voire ridicules et « sonsos », les faux simplets qui cachent quelque vilénie] reçoivent un hommage en tant qu’êtres d’exception, capables de se tenir en marge d’une pensée de masse, hégémonique. L’ingénuité et la disposition à la contemplation, à vivre la vie simplement, font du « bobo » un être capable de résister à l’aliénation du monde moderne.

Illustration: ©Lelorgnonmélancolique.

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Patrick Corneau