La voix fervente de Jean Sulivan n’a pas pris une ride depuis l’époque où son nom disait quelque chose à quelques-uns… Je dois à la sagacité de Charles Austin, l’habile concepteur du lumineux Abécédaire de Jean Sulivan (un livre que j’ai toujours à côté de moi pour retrouver le sens des  réalités premières) le plaisir de lecture de ce très beau texte republié dans les Rencontres avec Jean Sulivan N°13 en 2002.

« Nous nous croyons éclairés. Nous avons lu tant de livres, écouté tant de débats. L’aliénation religieuse, nous connaissons. La foi alibi: peur de la vie, peur de la mort, refuge pour la faiblesse. Nous avons dépassé. Mais nous supportons que les sociétés contemporaines pro­spèrent au sein de l’aliénation économique. Le ressassement idéolo­gique, la compétition permanente, la course vers l’an 2000, l’obses­sion du niveau de vie, la fascination des apparences qu’on nomme réalité au théâtre de l’audio-visuel ont pris la place des méditations religieuses, tandis que les consciences surinformées deviennent désertiques sans autres consolations que l’argent, les gadgets sans cesse renouvelés d’une société qui ne survit qu’en exaspérant les désirs et en créant de nouveaux besoins. Les pauvres sont ceux qui n’ont pas encore pu réussir à devenir riches. Riches et pauvres se vident spirituellement dans l’incessante bataille qu’il faut mener tant pour échapper à la misère que pour posséder plus, s’imposer au théâtre des ombres. Le rythme des jours ne permet guère la paix de l’âme : mais ce rythme nous en avons besoin afin de justifier la fuite éperdue du centre de nous-mêmes. Comment pourrions-nous entendre au fond de nous la voix « qui parle sans bruit de paroles« ? A quel point les hommes de ce temps, pourchasseurs, pourchassés ont perdu le sens de leur valeur infinie de créature! La fausse humilité qui les retient de croire à l’infini, l’éternité, n’est faite que du senti­ment écrasant de leur inimportance comme personne, jetés qu’ils sont dans le tourbillon de poussière d’individus qui n’existent que par le nombre. Certains pays systématiquement torturent, dépor­tent, exilent. Avec quelle allégresse nous les désignons! De quel amour déborde notre intelligentsia bien nourrie pour la liberté, la dignité humaine! Comme on voudrait nous embarquer dans une nouvelle croisade! Craignons seulement que tant d’agitations, qui heureusement ne sont pas toujours que de mots, nous empêchent de voir que l’esprit de servitude pénètre à dose homéopathique nos sociétés dont la loi première est la subordination de tout au profit. Les voix douces de la politique, qui ressemblent tant aux voix de la publicité, nous conduisent à l’agenouillement devant les idoles en nous parlant de notre bonheur. La vie intérieure, avec toutes les ambiguïtés que recouvre le mot mais aussi avec ce qu’il implique d’autonomie, a été remplacée par le baratinage collectif, idéologique et culturel des média qui attisent espoirs, peurs et vanités liés aux circonstances. Les hommes de ce temps sont devenus les hommes du dehors, morcelés, emportés par le torrent, ballottés sur l’Océan de l’inutile. L’homme spirituel est en exil. Rien d’étonnant, il est vrai. La Sainte Ecriture ne nous dit-elle pas que nous sommes des « étran­gers« , des « passants« . Par son cynisme, ce temps nous le fait mieux percevoir. Encore qu’il ne convient pas d’accuser le temps ni les cir­constances. Car finalement « chacun n’est éprouvé, attiré, qu’appâté par sa convoitise » (Lettre de Saint Jacques I, 14). Nous sommes aux mains de notre propre conseil. »
Jean Sulivan, « La dévotion moderne », introduction à la nouvelle traduction de L’Imitation de Jésus Christ par Michel Billon, DDB, 1979.

Illustration: œuvre de Kim En Joong, artiste et prêtre dominicain.

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Patrick Corneau