En lisant la belle biographie* qu’Odile Fergine et Ayerza de Castilho ont consacrée à cette grande dame des lettres argentine que fut Victoria Ocampo, j’ai trouvé quelques considérations intéressantes sur cette variante de la mélancolie sud-américaine qu’est la gana.
Comme la saudade a pu l’être pour le Brésil, cette disposition a frappé les visiteurs-admirateurs (et parfois amants) de la fondatrice de la prestigieuse revue SUR. Ainsi Hermann von Keyserling s’il l’aborde certes en exprimant ses propres fantasmes ou angoisses, relève avec justesse que l’Amérique du Sud est habitée par une « profonde mélancolie (…) que le christianisme en son premier âge nommait le gémissement de la créature. A cette seule différence qu’elle y est d’une enchanteresse douceur » note-t-il dans ses Méditations sud-américaines (dont le sous-titre est précisément La Gana). C’est la gana, « poussée totalement aveugle » qui, de l’intérieur, suscite ou non l’envie, là-bas, de s’engager dans telle ou telle action. Ainsi, le Sud-Américain « subit sa vie »: le spleen, bref, la gana, le menaçant à tout moment. « La tristesse sud-américaine est dépourvue de tragique. Elle est souffrance planante. Le remède typique à cet état est l’Art, avant tout sous forme de danse, de poésie et de musique. » Il rompt en effet la monotonie d’une vie semblable à une « épopée sans événements ».  « En Argentine, affirme Keyserling , ceci se manifeste avec une certaine grandeur, parce que la monotone immensité de la Pampa et le courant sablonneux du Rio de la Plata, aux ondes lentes et paisibles, s’harmonisent à l’état d’âme ». L' »ancien courant large et profondément enfoui dans la terre », cet ennui qui ronge le quotidien, est parfois interrompu « par l’explosion soudaine et violente d’une énergie endiguée: tantôt ce sont des révolutions, tantôt des enthousiasmes », mais le reflux les guette toujours.
Analyse ayant une part de bien-fondé, au moins en ce qui concerne Victoria Ocampo, semble-t-il, dont plusieurs témoins ont évoqué les « accès de mélancolie ».
Ortega y Gasset autre admirateur de Victoria Ocampo y voyait l’origine du machisme argentin: pour lui, tous les mâles de ce pays sont superficiels et manquent de maturité. La raison? Une nature dominatrice, grandiose, immensément floue comme les pampas qui génèrerait l’isolement, la mélancolie, la fameuse gana argentine, sorte d’angoisse omniprésente et obsédante comparable au fiu polynésien. Curieusement, les femmes trouvent grâce à ses yeux: leur énergie, leur « vitalité » est celle de la nation et de la culture argentines en devenir…

Dans un livre intitulé La Gana, Fred Deux (sous le pseudonyme de Jean Douassot) en a proposé une belle définition: l’impossible à portée de nos mains.  

* Éditions Critérion, 1993.

Illustration: portrait de Victoria Ocampo par Gisèle Freund.

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Patrick Corneau