Célébration d’un geste en voie de disparition. Combien le font encore?

« D’une main rageuse – la gauche, de préférence – la feuille est arrachée à ses sœurs, saisie, roulée dans les deux paumes, froissée et réduite, dans un crissement caractéristique, à l’état de houlette, ou à ce qui s’en approche. Elle passe ainsi de la qualité de surface plane à celle de volume en une sorte d’origami sauvage. Et ce volume-là, tout fripé, dont les accidents et les arêtes chaotiques laissent entrevoir des traces d’encre, des mots par-ci par-là, barrés, brisés dans leur élan, atterrit dans la corbeille, où il va se reposer après tant de violence.
Il s’agit d’une étape majeure dans le processus d’écriture. Une étape qui exprime les frustrations, les colères, les échecs de cet acte jubilatoire et pourtant si ardu qui consiste à reporter sur le papier les fruits de l’imagination littéraire ou musicale ou les constructions branlantes d’un cerveau qui n’a pas trouvé de moyen plus simple, plus naturel, pour s’exprimer, quand il existe la parole, la danse ou encore le sifflement. Ce geste a la double vertu de détruire la trace de l’échec et d’accomplir un lancer libérateur qui met à distance tout en vouant aux gémonies la feuille de papier témoin du ratage. Exutoire bienfaisant. Baptême sans eau à partir duquel tout redevient possible.

(…) C’est dire si le rapport de celui qui écrit à la feuille de papier est de nature conflictuelle, si proche en ses complexités du rapport amoureux.
De cette guerre amoureuse de la plume et du papier ne sub­siste aujourd’hui, sur l’écran d’ordinateur où tout se joue, qu’un seul temps de la phase finale dont a été évoquée ici pour commencer la curieuse musique, ce crissement exquis de la feuille que l’on froisse, que l’on roule en boule avant de la jeter à la corbeille: le clic ‘Vider la corbeille’, résilience papyriphile inattendue dans nos vies de – ‘gratte-papier’ impénitents. »

Édith de la Héronnière, « Variation de la plume à la feuille », La Revue Des Deux Mondes, juin 2012.

Illustration: photographie de Wayne Wilson/Flickr.

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Patrick Corneau