Dans un percutant article*, Marin de Viry vient de pointer le rôle majeur (et accablant) des médias dans la pauvreté du débat politique de la plate campagne présidentielle.  Une immersion profonde dans la totalité des récents articles et éditoriaux sur la campagne – tous journaux et tendances confondus, lui ont inspiré Quelques notes critiques et cinq remarques dont je voudrais extraire les n°3 et 5 qui me paraissent illustratives, significatives (et inquiétantes):
« Remarque n°3: la confusion entre le travail journalistique et l’ouverture du robinet à dire la même chose que d’habitude.
Façon élégante de parler de travail de cochon. Il existe dans tout milieu professionnel une manière de s’exprimer qui ne prend pas de risque, et à laquelle on se réfère quand on n’a pas le temps de penser. Un logiciel est disponible sur Internet pour les grandes entreprises internationales: c’est le fameux bullshit generator. Pour le journalisme politique, il existe aussi. Ce sont les articles dans lesquels vous trouvez des expressions qui s’emboîtent, du type: « un thème structurant », « changer de séquence », « créer l’espace », « déplacer les lignes », « préempter le débat », « envoyer un signal à ». Vous pouvez le faire vous-même, cet article. Bientôt, un kit de « l’édito politique » comme il y avait autrefois Biologie 2000, avec sa grenouille dans le formol, son scalpel, sa table de dissection? Mais ce que j’en dis, c’est pour lancer la discussion.
Remarque 5: la confusion entre possession et liberté. C’est la plus métaphysique de ces quelques remarques, celle où l’on voit les abîmes de l’ambivalence de la pensée. Essayons donc d’être le plus concret possible. Soit un éditorialiste expérimenté, et même probablement respecté. Rendant compte d’un entretien avec un candidat qui lui dit « quand j’ai été candidat, ça a surpris », notre docte journaliste écrit: « Vous noterez le passé simple (sic) de ce ‘j’ai été’. » C’est naturellement, selon cette personnalité du monde de la presse, révélateur du fait que le candidat en question est aujourd’hui déconnecté de sa propre campagne. Je rappelle au candidat au brevet qui lirait par hasard cet article que « j’ai été » est la conjugaison à la première personne du singulier du verbe « être » au passé composé, et non au passé simple, et qu’au passé simple, la première personne au singulier du verbe « être » s’écrit « je fus ». Lorsqu’on est pédant, il est préférable d’être exact. Ce qui est fascinant dans cet exemple, c’est que le même homme est capable de commettre une confusion grammaticale aussi élémentaire et ridicule, tout en scellant le destin de celui dont il parle. Je le formule autrement: on peut être ignare et prométhéen. On peut être nul et avoir un avis définitif. C’est même corrélé. C’est même moderne. On peut être possédé de sa propre puissance tout en n’ayant rien sous le capot. (…) »
* « Quelques notes critiques sur le journalisme politique », Revue des Deux Mondes, avril 2012.

Illustration: photographie de RAPHAEL

  1. Cher Lorgnon Mélancolique…

    Voici quelques mots repris d’un jeune philosophe (Cédric Lagandré) qui gagnerait à être connu. Malheureusement trop peu présent dans les médias (on sait pourquoi).

    Selon Hannah Arendt, « les clichés, les phrases toutes faites, l’adhésion à des codes d’expression ou de conduite conventionnels et standardisés, ont socialement la fonction reconnue de nous protéger de la réalité, de cette exigence de pensée que les événements éveillent en vertu de leur existence ». Bardé de ce « langage par signes », chacun peut en effet se tenir à distance du réel et de l’exigence de pensée en quoi consiste son caractère toujours problématique. Chacun peut se dispenser réellement d’un rapport individuel au monde. Ce langage « efficace », qui prétend ne plus s’embarrasser de la grammaire, de l’orthographe et de la syntaxe, n’est en réalité pas destiné à dire quelque chose, mais à le répéter, la valeur attachée par le groupe au sujet de l’énoncé rejaillissant aussitôt sur le sujet de l’énonciation, et pour mieux dire produisant ce sujet d’énonciation comme individu intégré au groupe au sein duquel l’énoncé a cours.

    In « La société intégrale », climats, Paris, 2009, ISBN : 978-2-0812-2014-6.

    Et à ce dernier d’ajouter in « L’actualité pure, essai sur le temps paralysé » PUF, Paris, 2009; ISBN : 978-2-13-057637-2) :

    P 21 : « Il n’y a plus rien à penser. L’actualité pure ne fait plus penser-à…

    P 22 : … il n’est plus pensé dans son historicité réelle, mais, sur un mode imaginaire, comme une panoplie…

    P 23 : E l’époque qui se prétend tendue « vers l’avant » est en même temps celle qui expérimente un figement réel dans une actualité pure – dont la pulsation temporelle, sans laquelle il n’y a ni devenir ni expérience, a été aboli. Aussi l’une des conséquences du technicisme total est-elle l’impossibilité de changer, et sous l’apparence du plus pur réalisme une régression universelle à l’enfance.

    P 60 : Il est incapable d’histoire. Ses expériences spirituelles mêmes sont des gadgets par lesquels, sur un mode sinon parodique, du moins commémoratif, il simule une culture pour lui désormais incompréhensible. L’histoire ne vaut que folklorisée, c’est-à-dire séparée de la continuité historique elle-même, devenue mythe…

    P 81 : En aucune façon la modernité en question ne se propose de but politique à proprement parler, c’est-à-dire visant à l’organisation des rapports sociaux… »

    Bien à vous, bon week-end, Virginie.

    Nota : votre blogue est très intéressant, passionnant, je le découvre chaque jour un peu plus. Merci.

    1. Bonjour Chêne Parlant,
      Merci pour votre long et très documenté commentaire (vos références/citations sont intéressantes même si j’ai un peu de mal avec la phraséologie des jeunes philosophes au « format » universitaire…). Et merci aussi pour l’intérêt que vous portez à mes « lorgnoneries ». 😉

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Patrick Corneau