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ferli4.1299240481.jpgUn texte à lire les mains jointes autour d’un bol de thé fumant… [on peut le lire sans être « théiste »].

« Deux fois par jour, vers six heures du matin et cinq heures de l’après-midi, une tasse répétée de Thé vert de Chine arrive, avec son infaillible vertu unitive, qui conforte, ressuscite, pour me remettre à flot et me préserver de toute espèce d’inertie, d’hébétude, d’abattement.
Messages clandestins, enveloppés de papier de riz, qui trouvent une oreille, de la Lumière.
Je ne suis pas un Oriental. Mes gestes rituels ne viennent pas des Maîtres; ils ressemblent plu­tôt à une habitude carcérale continuée au cours des années. Debout, toujours, près d’une fenêtre au rideau écarté… Mais de l’Orient orientant il me reste la confiance qu’à sortir de soi-même dans une juste mesure, et de façon coutumière, il n’y a rien de dangereux, et que voir, entendre et rencontrer des esprits n’est pas inquiétant.
Aussitôt descendu, l’Esprit du Thé commence à opérer. Légères pressions internes, acupunctures invisibles, déclics opportuns des organes sensoriels, sampans de petites lumières, silences soudainement colorés, une succession ponctuelle d’excita­tions qui vont de l’œil intérieur (qui est peut-être une oreille ou une main) le long des vertèbres déraidies au coccyx resurrecturus. Alors, dans l’obscurité, de nombreuses petites fenêtres rede­viennent vivantes, et les mots ont moins de peine à retrouver leur origine dans les espaces éloignés. Paix du massage, racine du son, bonté du frot­tement secret. Regarder d’une pause d’union intime ce qui est désuni et déchiré est un moment dont la mort est absente. Faire reculer, fût-ce de très peu, la marge du fini éclaire pour bien des heures.
Dans la lutte pour s’opposer mentalement à ce qui est, dans le temps, vérifiable comme une agression des ténèbres à laquelle rien ne s’oppose matériellement, sur des tablettes libératrices que le Thé aide à retrouver et à déchiffrer, j’apprends à ne pas abhorrer avec excès les ténèbres afin de ne pas détruire les quelques possibilités de péné­trer leur secret.
Sans des curiosités désespérées en mouvement continuel, le désespoir n’aurait pas de limites. Le souffle du Thé s’insinue dans les angles morts, interroger des statues salies de boue ne l’épouvante pas. Dans les crevasses de l’aride il introduit quelques-unes de ses gouttes, il redonne figure à ce qui a perdu ses couleurs. En grattant les cachettes abandonnées, il en fait sortir quelques notes d’un ribab enchanté. Les pensées qui ne sont pas de moi deviennent les miennes avec beaucoup de facilité; les miennes, quiconque, s’il veut, peut les faire siennes, quel que soit son excitant, sans besoin d’un nom : la pensée ne prononce ni Tien ni Mien.

L’homme boit le Thé parce qu’il a peur de l’homme.

Le Thé boit l’homme, l’herbe la plus amère. »

Guido Ceronetti, Ce n’est pas l’homme qui boit le thé mais le thé qui boit l’homme, traduit de l’italien par André maugé, Albin Michel, 1991.

Illustration: Bol dans le style « raku » du céramiste Frédéric Pagace – photographie ©Lelorgnonmélancolique.

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Patrick Corneau