Éternelle page blanche de tous les Sancho, Sganarelle, Jacques Le Fataliste, Candide, Matti, Clov, et assimilés: résilients de tous pays, jamais unis mais résistant à tout, aux embrigadements, aux donneurs de leçons, à l’acculturation… Palimpsestes indéfiniment réutilisables – Sganarelle, lucidement, à Don Juan: « Personne ne saurait se vanter de m’avoir jamais rien appris. » Survivants au sens fort: survivances ou résurgences d’âges immémoriaux dans toutes les sociétés successives où ils apparaissent, toujours plus chargés de vitalité que ceux qui les côtoient en se croyant leurs contemporains. Héros sans nom et sans grade, tous sont dotés d’une forme de candeur, de fraîcheur qui les situe constamment hors de tout schéma préconçu. Inaptes à toute mobilisation comme à la tentation de toute démesure, ils adhèrent au monde, dont ils connaissent les frontières et apprécient les plaisirs: loin d’esquiver leur condition de mortels, ils l’assument en jouant avec elle. Le don Gaetano de Sciascia, dans Todo modo, reconnaît que la « candeur de Candide équivaut exactement à l’épouvante de Pascal, si elle n’est pas la même chose ». Et il ajoute: « si ce n’est que Candide trouvait finalement un jardin à cultiver. Il faut cultiver notre jardin… Impossible: il y a eu expropriation générale et définitive ». Ayant basculé dans un monde nouveau, pour Sciascia l’expropriation générale définit très exactement la « condition de l’homme moderne », telle du moins qu’il se l’est créée en s’aliénant de lui-même, en tournant le dos au réel. El sueño de la razôn produce monstruos avait avancé Goya. La suite l’a confirmé.
Au milieu du chemin de notre vie, sur le seuil « entre deux âges », avons-nous encore un jardin à cultiver? Un album à noircir de dessins, un carnet à couvrir de nos divagations? Un entre-deux, un « coin », un lieu géométrique et temporel secret, où être « présents ailleurs », dans l’angle mort, au « point-repos » (still point) du monde?
Illustration: Sancho Panza par Honoré Daumier (vers 1866-1868), huile sur toile, Hammer Museum, Los Angeles, USA.
Oui, nous avons encore cela, mais il devient de plus en plus difficile de le maintenir. Nous sommes quelques-uns derniers des Mohicans et nos fossoyeurs s’impatientent…
Haut les coeurs! Et merci… 🙂
Entre deux âges, s’il n’y avait notre jardin à cultiver, ce serait le désespoir. Jardins, de vivaces, d’ancolies, de lupins, de toutes plantes rustiques. Jardin de la mémoire, lecture, culture. Hors l’expropriation, je tiens bon sur mon île. Isolée, bien sûr. Mais dans des bouffées de bonheur(voyez-vous la lumière de sptembre qui arrive, admirable?)
Oui, il existe encore quelques îles accessibles aux « derniers des Mohicans » pour y contempler la lumière de septembre, paisible, amicale, consolatrice… 🙂