Gustaw Herling rapporte* qu’un ami a voulu un jour lui prouver par un long discours que le remplacement des bougies et des lampes à pétrole par l’éclairage électrique avait porté un coup fatal au roman. Le raisonnement présenté sur un ton badin était en réalité on ne peut plus sérieux. A la lumière de bougies ou de lampes à pétrole, le regard du romancier percevait dans l’homme une dimension autre, mystérieuse, sa connaissance du destin humain atteignait l’invisible, l’insaisissable. L’ampoule électrique a embrasé la pénombre, créant une illusion de clarté – plate et sans profondeur.
Un phénomène analogue s’est produit dans la peinture. En témoigne l’œuvre de Georges de La Tour, génie méconnu, reconnu tardivement. Peintre admirable et profond, même si le Caravage vient à l’esprit: on voit combien le maître lorrain lui était redevable. Cependant leur parenté est à rechercher plutôt dans la technique que dans la vision. Les « tableaux nocturnes » peints la nuit à la lueur (généralement) d’une bougie ou d’une lampe à huile, sont miraculeusement purs (parfois à la limite de l’abstraction), c’est comme une réflexion nocturne sur les affaires de jour.
Pourtant, pour Pierre Schneider la profondeur des « nocturnes » de La Tour doit en partie être attribuée à l’histoire et ses tribulations. En 1632, la Lorraine, ravagée par les armées des envahisseurs étrangers, saignée, piétinée et transformée en un désert fumant, épuisée par les épidémies, était une terre maudite, un tas de ruines consumées par le feu et de cadavres. Durant presque dix années (témoigne un chroniqueur de l’époque), les hommes n’ont plus redouté la mort, « devenue à tel point quotidienne que rien d’autre ne pouvait leur arriver ». C’est la mort que racontait le peintre enfermé avec ses modèles et ses méditations à l’intérieur d’un espace arraché aux ténèbres par la clarté tremblante d’une bougie.
Conditions de l’art: la bougie, la guerre.
Eau, gaz, électricité à tous les étages: l’Europe pacifiée et éclairée sait-elle ce qu’elle a perdu?
*Journal écrit la nuit, L’Arpenteur, Gallimard, 1989.
Illustration: « Saint Joseph charpentier » (détail), Georges de La Tour.