hmorganlettrine2.1263493184.jpgLa catastrophe d’Haïti donne lieu, hélas, dans les médias à des comptages assez indécents visant préférentiellement les « nôtres » (entendez les ressortissants Français à statut officiel ou non) et les « autres » (les Haïtiens) où entrent de pseudo distinctions entre « recherchés activement », « disparus » et morts avérés. Comme si la mort n’était pas un absolu qui transcende le qualitatif (la nationalité, la fonction, la profession, etc.) et le quantitatif quel qu’il soit (en quoi 100 000 morts serait-il plus « tragique » que 10 000?). Certains évènements qu’ils relèvent de l’Histoire ou de la Nature, par leur énormité ou leur absurdité, nous jettent dans l’ordre tragique, ordre où justement nulle appréciation, nul jugement n’est possible. J. M. Coetze dans le Journal d’une année noire nous livre une réflexion intéressante (que certains trouveront cynique) sur l’embarras où nous sommes d’évaluer ce qui est « pire » ou signifier l’excès dans le domaine moral ou juridique :

« La morale n’a jamais trop bien su quoi faire de la quantité, des nombres. Est-ce que tuer deux personnes est pire que d’en tuer une seule, par exemple? Si c’est le cas, combien pire? Deux fois pire? Pas tout à fait deux fois – disons une fois et demie? Est-ce que voler un million de dollars est pire que voler un dollar? Et si ce dollar était tout ce que possédait la pauvre veuve de saint Marc? Ce ne sont pas là de simples questions d’école. Elles doivent se poser tous les jours aux juges qui ont à statuer sur l’amende à imposer, la longueur de la peine de prison à infliger.
L’idée qui m’est venue était assez simple, quoique malaisée à exprimer avec des mots. En mathématiques, un ensemble totalement ordonné est un ensemble d’éléments dans lequel chaque élément se place soit à droite, soit à gauche de chacun des autres éléments. En ce qui concerne les nombres, à gauche de peut se comprendre comme moins que, à droite de comme plus grand que. Les nombres entiers, positifs et néga­tifs, sont un exemple d’ensemble ordonné.
Dans un ensemble qui n’est que partiellement ordonné, l’obligation pour tout élément donné de se placer ou bien à droite, ou bien à gauche de tous les autres éléments donnés ne tient pas.
Dans le domaine des jugements moraux, on peut penser que à gauche de signifie pire que, à droite de signifie mieux que. Si nous traitons l’ensemble d’élé­ments sur lesquels nous souhaitons arriver à porter un jugement moral comme constituant non pas un ensemble totalement ordonné mais un ensemble partiel­lement ordonné, il y aura alors des paires d’éléments (une seule victime opposé à deux victimes; un million de dollars opposé à quelques sous) auxquelles la rela­tion d’ordre, la question morale du meilleur ou du pire, ne s’applique pas nécessairement. Autrement dit, il faut simplement renoncer à poser la question en termes de pure alternative: est-ce meilleur ou est-ce pire?
Présumer que tout ensemble d’éléments peut être ordonné nous mène, dans le domaine moral, tout droit à l’enlisement. Qu’est-ce des deux qui est pire, la mort d’un oiseau ou la mort d’un enfant? Qu’est-ce qui est pire, la mort d’un albatros ou la mort d’un nouveau-né inerte, souffrant de lésions cérébrales et qui ne vit que tant qu’il est branché sur un équipement de survie?
Malheureusement, nous sommes intuitivement attirés par une forme de pensée qui s’aligne sur les ensembles ordonnés et nous répugnons à suivre une autre voie. Cela trouve une illustration évidente dans la jurisprudence. S’efforçant de prononcer une sen­tence plus dure (pire) que la mort contre Adolf Eich­mann, ses juges israéliens sont arrivés à la solution suivante: « Vous serez pendu, votre corps sera réduit en cendres et les cendres seront dispersées en dehors des frontières d’Israël. » Mais dans cette double sen­tence – prononcée contre Eichmann et contre sa dépouille mortelle – on peut lire plus qu’une solution atteinte en désespoir de cause. La mort est absolue. Il n’est rien de pire; et cela ne s’applique pas seulement à Eichmann mais à chacun des six millions de Juifs que les nazis ont mis à mort. Six millions de morts, ce n’est pas la même chose – le compte, en un certain sens, « n’équivaut pas » à une mort, « n’excède » pas, une seule mort; néanmoins, qu’est-ce que cela signifie exactement de dire que six millions de morts, considé­rés dans leur ensemble, c’est pire qu’une seule mort? Ne sommes-nous pas désarmés devant cette question? Et ce n’est pas parce que notre faculté de raisonner se trouve paralysée. C’est la question elle-même qui est faussement posée. »

Illustration: l’escalade des images-choc nous paraissant aussi indécente que celle des chiffres devant l’absolu du malheur, nous n’en proposerons aucune.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  1. nomade says:

    le propre du journalisme au XXIe siècle est de magnifier l’évènement sans tenir compte du nombre mais afin de multiplier le nombre du CA des ventes par la droite…
    CQFD

  2. Une mort peut être un fait divers, un accident.

    Six millions de morts, exterminés (Shoah) uniquement à cause de leur origine, c’est une question politique.

    Je ne comprends pas bien le raisonnement « ordonné » de l’auteur que vous citez : éloge du relativisme ?

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Patrick Corneau