Un mémorialiste est sujet à des « trous de mémoire », un auteur de chroniques à des « trous de réaction », un blogger à des « pannes », c’est-à-dire plus de goût ni de curiosité. En apparence, on réagit au monde, on y est suffisamment plongé pour « fonctionner normalement ». Mais c’est un peu par réflexe. Et puis l’esprit se laisse engluer par la pullulation des choses, trop de sollicitations provenant d’un monde en vérité sans consistance, le train sans arrêt renouvelé de nouvelles toutes égales… N’est-ce pas là, à un moindre niveau, le phénomène d’hallucinations des ermites au désert, que l’acedia dévore? En remontant l’horloge de sa vie, en donnant un petit coup de pouce au balancier fatigué dès que faiblit le tic-tac des heures, l’appétence revient. Le « trou » auquel je pense se rapprocherait donc d’une petite crise de langueur, quand tout vous parait indifférent et terne, inconsistant et stérile, sans influence visible sur vos occupations et habitudes quotidiennes. Le moment où cet état commence est insaisissable, et vague celui où il prend fin. On n’en perçoit que des signaux, parfois une émotion rapide et d’une violence disproportionnée par rapport à sa cause fortuite et insignifiante. Ces « instants privilégiés » comme les appelait Jean Grenier et qui renouvèlent le bail d’existence où « de zéro on passe à l’infini » méritent-ils de passer par/dans l’écriture? Non, si l’on en croit les journaux de Chestov: « Les expériences intérieures, fût-ce les plus simples, sont ou bien si sacrées que la nature elle-même les défend jalousement, ou bien si misérables qu’elles ne valent pas d’être dévoilées aux autres. » Sacrées ou misérables, elles refusent de passer sur une feuille blanche. Leur forme propre est celle d’une confession murmurée intérieurement, entrecoupée, désordonnée. De tels aveux, comme des bribes d’un rêve, ne peuvent pas s’exprimer dans un langage articulé. Que sont-ils alors? Un balbutiement, presque une prière adressée aux ténèbres, à l’unique auditeur, invisible et muet.
Dans les périodes où la vie s’intensifie, la page reste vide.
« L’art naît du vide de l’existence et de ses soudaines beautés. »
——————————————————–—————-Jude Stéfan
Illustration: photographie de Sgian Dubh Qajaq/Flickr
Oui, et après se tenir pour éviter de s’alanguir, sans se raidir pour autant ?
On vous sent comme sur un seuil, l’hésitation : continuer à « bloguer » ou « ne pas bloguer » ?
Chaque blogueur « au long cours » se trouve confronté à cette question, un jour ou l’autre.
La phrase de Chestov, que vous citez, est paradoxale puisqu’il formule lui-même, et publie, ce qui est le contraire de ce qu’il devrait faire.
Continuez… ou publiez (puisque vous aviez fait un appel en ce sens) !
Mais non, vous n’êtes pas seul !
Et vous dites très bien ce que vous feignez de croire impossible à dire. C’est le rhéteur mélancolique !
C’est un très beau texte ! La mélancolie nous guette toujours et c’est mieux ainsi pour prendre un peu de distance avec le brouhaha continuel du monde qui nous entoure.
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