Le dernier Quignard est, bien sûr, un livre d’une profonde mélancolie (« Une mélancolie catastrophique précède la conscience* », nous est-il dit p.64) Mais il ranime en même temps la saine énergie du refus, la force de dire non à l’assujettissement général, à la servitude volontaire qui s’insinue partout. Bel exercice de « communication séparée » à mille lieues de la com’ unanimiste collective qui tourne à vide. On n’en finirait pas de citer les formules roboratives de ce réveilleur d’âmes (« Qui a un secret a une âme », p. 59) qui avance sur (sa) Barque silencieuse. Pour exemple, le chapitre XX qui, à partir d’une réflexion sur la devise des Clermont Si omnes ego non (« Si tous moi non »), conduit une réflexion sur l’ipséité: qu’est-ce qu’être soi (être à soi) aujourd’hui face à la normalisation sociale et la fausseté des rapports sociaux?
(extraits)
Si tous sont là sans exception, moi au moins je ferai exception. La famille affilie les visages. La société assujettit les sujets. Le volume de la « chose de tous » (res publica) s’est accru de la publication et de la normalisation de toutes les choses « privées » (res privata) : éducation, conscience, savoir, maladie, vie conjugale, vieillesse, mort. Même le foetus est photographié in utero. C’est la surveillance de tous à l’intérieur de chacun. Omnis domine Ego.
Pindare a écrit dans la deuxième Pythique: Genoi autos essi mathôn. Deviens ce que tu es. Non, ne deviens pas ce que tu es. Ce qui individualise c’est le nom propre, c’est-à-dire le langage où il prend place, c’est-à-dire le contrôle social par la voix intériorisée, c’est-à-dire la servitude sans fin. Ne deviens pas l’esclave des tiens dans le patronyme qu’ils te donnèrent dans la langue collective qu’ils t’enseignèrent. Sans quoi le nom qu’on te donna prendra la place de ta chair.
[…] Ne deviens pas ce que tu es. Ne deviens pas autos. Ne deviens pas idem. Ne cherche pas à être différent des autres car l’envie d’être différent des autres, c’est cela le monde. C’est cela s’adapter aux usages du plus grand nombre et des rivaux. Faire l’intéressant c’est avoir envie d’être identifié. Ne fais pas l’intéressant. Ne t’identifie à rien. Ne deviens pas identique à toi-même. Ne va pas vers toi. Car personne n’est véritablement parvenu au plus impulsif du rythme interne qui le commande, au plus autonome de ce qui vit dans sa vie parce que nous sommes tous des enfants.
La barque silencieuse, Editions du Seuil, 2009 (tome VI de la suite baroque Dernier royaume)
Dans le peuple-esclave, au sein des hordes et des bandes, au coeur des « réseaux », y a-t-il encore une oreille pour entendre la parole d’un homme libre?
* »J’ai toujours voulu témoigner d’autre chose que de la langue. Evoquer ce qui est plus en amont, plus originaire, proche de la détresse. En fait, c’est ce qui se trouve avant l’apprentissage de la langue qui m’appelle. J’essaie de faire affleurer quelque chose de plus ancien que le cultivé, le civilisé, le beau-parlant. » Interview pour Le Monde, 4 septembre 2009.
Illustration: photographie de Jérôme Mercier
Pascal Quignard ne deviendra jamais ce qu’il est puisqu’il ira toujours en avant de lui-même.
J’aime! 🙂
Lire Quignard…
Recevoir, apprendre le style de sa pensée
Se sentir démunie, souvent, devant tant de culture
Percevoir la lumière issue des ombres qu’il dissipe
Reconnaître la simplicité d’être par l’élagage du fatras.
La barque silencieuse, celle où il n’y a plus de paroles,
Sur un fleuve de mots vers la mort.