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Le “ah”, le “nah”, le “tss”…

Patrick Corneau

Dans les souvenirs* qu’il consacre à Edmond Jabès, Marcel Cohen rappelle que celui-ci n’aimait pas dire de mal des auteurs qui ne l’intéressaient pas et que, dans la discussion courante, il s’en tenait à une classification toute personnelle  – extrêmement efficace dans sa désinvolture même.

« On finissait par distinguer cinq catégories :
a) Les écrivains qui méritaient un “ah !” d’admiration sans appel. Exemples : “Ah Blanchot ! Ah Leiris ! Ah Bataille ! Ah Jean Grenier !”
b) Ceux dont l’œuvre était jugée “très intéressante”. Proférée avec enthousiasme l’expression ne laissait aucune place au doute. Parce qu’il craignait cependant qu’elle ne parût un peu faible, il n’hésitait pas à insister : “Vraiment, très très intéressante, je vous assure !”
c) Les écrivains dont les livres lui paraissaient “intéressants”, par contre, n’intéressaient pas du tout Jabès. Il suffisait de voir de quelle manière il prononçait ce mot : du bout des lèvres et avec une petite moue pincée.
d) Certains écrivains appelaient un “nah !” emphatique, mélange de “bah” et de “non”, une expression dont l’usage remontait vraisemblablement aux années cairotes. Ce “nah !” était renforcé par une moue des lèvres, exactement comme on dirait : “Moi, manger une chose pareille ? Jamais !”.
e) Une catégorie voisine suscitait un “tss !” d’agacement, agrémenté d’un petit geste de négation du menton, sans doute d’origine égyptienne lui aussi. On trouvait dans cette catégorie beaucoup d’écrivains dont la gloire lui paraissait totalement incompréhensible. »

* “Dix amamnèses” par Marcel Cohen, cahier Edmond Jabès, Revue Europe – octobre 2008.

Illustration : Edmond Jabès en 1989, photographié par Bracha L. Ettinger.

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Patrick Corneau