Continuant cette promenade culturelle autour d’une notion anachronique, d’autant plus intempestive qu’elle est irrecevable dans une époque dont « lâchez tout » est le sésame, je ne résiste pas au plaisir de citer in extenso ce texte de Shoshitsu Sen, quinzième descendant d’une lignée de grands maîtres de la cérémonie du thé:
« Les japonais ont tendance à admirer la retenue, quand elle fait preuve de délicatesse, et à préférer la profondeur intérieure à un déploiement ostentatoire et extraverti de sentiments. C’est peut-être une qualité à laquelle on peut identifier le sens japonais de la beauté, que l’on peut définir comme une attitude esthétique. Dans la mesure où la réserve est tenue en haute estime, l’expression directe de son individualité est considéré comme naïve, comme manquant de subtilité, de raffinement. Cela peut paraître contradictoire, mais on pourrait définir cette attitude comme « l’expression par la retenue de l’expression ». Par exemple dans une pièce Nô, même les émotions les plus profondes sont manifestées par un léger mouvement. Dans le célèbre paravent représentant des pins de Hasegawa Tôhaku, la vie et le souffle de l’œuvre tiennent aux éléments qui sont sous-entendus. L’espace vide dans la peinture est un témoignage de la retenue de l’artiste. Des instruments de musique comme le shakuha­shi ou le biwa, exigent et ménagent des silences entre les sons, pour en accentuer l’expression. Un haïku lance une pierre dans l’eau avec la brièveté de dix-sept syllabes, mais les ondes frémissantes se poursuivent indéfiniment dans le cœur et l’esprit de son lecteur.
La retenue produit une énergie, une tension, qui naît de la concentration de l’expression. La culture japonaise compte de nombreux exemples de cette capacité d’exprimer, avec une extrême brièveté, ce qui a été atteint au terme de la plus rigoureuse des disciplines. La calligraphie du prêtre Zen Ikkyû, la simplicité et la pureté monumentale de l’architecture du grand sanctuaire d’Ise, tout comme l’austérité d’une salle de thé dessinée par Rikyû* en sont trois exemples.
La retenue avec laquelle le vent souffle dans les pins de Tôhaku, celle qui place une seule fleur dans l’alcôve résumant et intensifiant la beauté de toutes les fleurs du jardin, peut devenir une qualité de notre propre vie si nous portons constamment attention au désir de faire chauffer de l’eau, de préparer le thé et de le boire. Comme un puissant daimyô l’a écrit au début du XIXe siècle: ‘Le but premier de la cérémonie du thé est au fond l’acceptation de l’insuffisant.' »
(Shoshitsu Sen, Vie du thé, esprit du thé, Editions Jean-Cyrille Godefroy, 1982).

* Sen no Rikyu (1522-1591), maître de thé japonais, à qui l’on doit un profond renouvellement de l’esthétisme de la cérémonie du thé.

Illustration: photographie du temple Ryoan-ji, Kyoto.

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Patrick Corneau