Vie éternelle (1) du romancier suisse allemand Hermann Ingold pourrait être qualifié de kafkaïen, si le qualificatif n’était pas si galvaudé. Un de ces livres rares auquel il faudra du temps pour imposer la splendeur nue. Avec son ironie meurtrie et sa mélancolie abyssale Felix Philipp Ingold s’est hissé d’emblée au niveau des maîtres de la déréliction. Hermann Ingold (1913-1942) est un parent de l’auteur. Obscur bibliothécaire à l’université de Bâle, il mène avec une obstination déconcertante une existence sans éclat. Felix Philipp Ingold, fasciné par ce personnage étrange, a décidé de mener une enquête, mi-littéraire, mi-philosophique, pour comprendre comment un homme peut tisser la toile de ses défaites, comment un homme peut aspirer à être effacé comme un mot qu’on gomme. Pour résoudre cette énigme existentielle, des bribes de sa vie nous sont rapportées par le Narrateur. Un jour Ingold décide de consulter une voyante. Mais l’avenir de l’intéresse pas, il veut la vérité sur son passé, savoir enfin d’où il vient : « Comment tout cela a commencé ». Car qu’est la mort pour celui qui ne sait d’où il vient, demande le Narrateur. La voyante s’obstine à vouloir scruter l’avenir: « Comment tout cela se termine, voilà qui est beaucoup plus important, seule la fin nous libère… » Ingold est déçu, il paye et s’en va, « A quoi bon »? « Mauvaise chance! » lui lance la voyante et l’écrivain de conclure: « Mais quelle bonne chance aurait-elle pu lui prédire. » Hermann Ingold n’est « presque rien, presque personne ». Il cultive un désespoir serein, s’attendant toujours au pire et se bornant à des délassements frivoles, mots croisés, jeu d’échecs, certaines spéculations mathématiques sans portée réelle, le russe qu’il apprend dans un manuel de grammaire. Il attend la fin, la mort, avec passivité, dans une sorte de résignation fataliste.
Par une cruelle ironie du sort le destin va le rattraper. Ingold qui a tout fait pour passer inaperçu gagne, à l’issue d’un concours de mots croisés, un « voyage pour deux personnes » en Forêt noire avec un groupe de randonneurs nazis « pour découvrir la nature et la culture allemandes ». Lui dont les origines se perdent en Europe centrale, devenu plus suisse que nature, n’est plus qu’un paria exposé aux quolibets et aux vexations de randonneurs menés par un petit chef imprégné de la morale des seigneurs. Nous sommes à l’époque du Discours du Rectorat de Heidegger qui interdisait aux Juifs la fréquentation des bibliothèques. Humilié, Ingold murmure: « Advienne que pourra, il faut aussi savoir sacrifier sa vie pour rien. » Au vitalisme nazi, à l’amour de la nature, au culte de la force, il oppose une sorte de résistance passive, un nihilisme tranquille.
Un soir Ingold disparaît. Le Narrateur apprend qu’il serait mort un 25 juillet « dans la Petite Forteresse », en fait le camp de concentration de Theresienstadt, comme si sa volonté de néant ne pouvait s’accomplir ailleurs, comme si sa carapace d’indifférence devait un jour se briser contre la vulgarité et la brutalité de la culture allemande revue et corrigée par les nazis.

Ce récit de Felix Philipp Ingold est d’une étrange force et d’une intensité remarquable, il mérite d’avoir sa place aux côtés du Bartleby de Melville. Il se hausse au niveau d’un moderne conte philosophique où sont calmement révélés « les penchants criminels de l’Europe démocratique » pour reprendre le titre d’un essai fort et troublant de Jean-Claude Milner .

(1) Vie éternelle, traduction de Léa Marcou, Maurice Nadeau Editeur, 1994.

Laisser un commentaire

Patrick Corneau