A

Alexandre Vialatte correspondant de guerre

Patrick Corneau

Patrick aime assez(⏱Temps de lecture : 10 minutes) Les amis d’Alexandre Vialatte viennent de publier le 48ème Cahier de l’association qui reprend les textes inédits qu’Alexandre Vialatte publia en tant que correspondant de guerre dans l’Allemagne d’après-guerre dans le journal L’ÉPOQUE en 1945 et 1946. Du 12 juin 1945 au 18 août 1946, sous le pseudonyme de Serge Sergent, Vialatte parcourt à l’occasion de différents voyages, le lac de Constance, le Bade-Wurtemberg, la Sarre, la Rhénanie, la Ruhr, Berlin, Lunebourg (procès de Belsen) et Hambourg, remontant finalement le Rhin depuis la Hollande (Rotterdam) jusqu’à Strasbourg à bord d’un remorqueur. Suite de textes stupéfiants sur un pays détruit où règnent la misère, la pénurie (de charbon, de
blé), les destructions (infrastructures portuaires, ponts, écluses, etc.), la confusion et le désordre administratif plus ou moins « organisés » par la mésentente des forces alliées et la résistance passive de la population allemande qui, écrit Vialatte, « ne pense surtout pas qu’elle est coupable. C’est une opinion d’étranger. Cette question ne l’intéresse en rien ». L’incurie, la prévarication, le gâchis, l’irrationalisation du monde, l’absurdité humaine sont dénoncés avec un humour placide et une lucidité toute pascalienne. Ces articles publiés partiellement et dans le désordre dans des compilations (notamment dans Résumons-nous, Bouquins, 2017), sont donnés ici dans leur intégralité ; ils constituent un ensemble passionnant – et pas seulement pour les vialattophiles. Comme le souligne Pierre d’Almeida dans sa présentation : « La dimension et la portée de ces textes – qui forment le cœur de la troisième partie des Bananes de Königsberg – excèdent de loin celles de simples reportages ou comptes rendus d’audiences ; les réflexions auxquelles se livre un Vialatte effaré par la monstruosité des crimes nazis, et plus encore peut-être par les justifications des criminels et de leurs complices innombrables, portent sur la nature du mal et, comme l’a vu Pierre Jourde [préface de Résumons-nous, p. XIV], le conduisent, bien avant Hannah Arendt, à en penser la « banalité ». Il l’incarnera, si l’on peut dire, dans le personnage de M. Panado, tel que le décrit l’épilogue des Fruits du Congo. »

Dans un article du 22 juin 1946 (« Les enfants du moulin à vent »), on peut lire cette remarque désabusée de Vialatte : 
« Il est paradoxal, humain, et favorable au moraliste que le plus clair résultat du « Combat » de Hitler, champion de l’anticommunisme et de la suprématie des blancs, ait été l’émancipation de toutes les races de couleur et l’accroissement de l’Union soviétique. Jamais champion d’aucune cause n’a tant fait pour ses ennemis« .
77 ans plus tard, dans une Europe à nouveau en guerre et au bord d’un troisième conflit mondial, il est consternant – pour ne pas dire plus – de voir se répéter l’antédiluvien « Combat » d’un Poutine assorti de discours ubuesques (dont la teneur anti-occidentale s’avère nourrie d’une théorie de la supériorité ethnique et morale des Slaves) avec les mêmes effets ou plutôt contre-effets… 
Les hommes n’apprenant rien, l’histoire se répète, franchissant à chaque fois un degré supplémentaire dans le pire. Jusqu’où ?
En attendant une réponse qui pourrait ne jamais venir, nous laissant dans une sorte d’apocalypse lente… voici, pour remonter le tonus des lecteurs, l’intégralité du dernier reportage de Serge Sergent (daté du 18 août 1946) où s’exprime tout le brio du futur et génial chroniqueur de LA MONTAGNE

UNE ENQUETE DE L’ÉPOQUE EN HOLLANDE
LES PLAISIRS DE DORDRECH
LE FROMAGE ASTIQUABLE
Les Hollandais ont inventé une quatrième dimension de la propreté

Dordrecht, août 1946. – Ce qu’il y a de plus propre au monde après Dordrecht, à une seule exception près (qui embrasse toutes les villes de Hollande), c’est une clinique de Chirurgien. Dordrecht fabrique des coffres-forts et des enfants. Outre ces industries locales, elle cultive la propreté comme d’autres cultivent un vice. Je n’y ai trouvé qu’une exception : sur le trottoir de l’usine, juste en face du moulin à vent, quelqu’un a jeté un papier mauve. Le maire le sait-il ? On n’a pas dû oser le lui dire… Cet article risque sans doute de l’informer trop brutalement. Mais il vaut mieux crever l’abcès. Des journaux mal intentionnés risqueraient de grossir le scandale.

Les Hollandais sont des gens qui s’ennuient en famille sur des déserts de propreté. Comme ils dinent à cinq heures du soir, ils ont inventé, pour se distraire, de frotter les cuivres brillants et de battre les tapis propres par un plaisir sportif et désintéressé. Des garçons en frac impeccables les attendent dans d’immenses cafés, les plus agréables du monde, où ils ne peuvent pas venir parce qu’ils sont en train de laver quelque chose. S’ils s’arrêtent, on les voit tomber de la propreté dans l’ennui et de l’ennui dans la prolifération, qui atteint son maximum dans les moulins à vent. Elle leur permet, fermant un cycle adroit, de retomber dans leur premier vice par la nécessité de nettoyer rapidement de grandes quantités de maillots et de langes.
Comme les choses, à ce point, sont de plus en plus propres et de plus en plus vite nettoyées, en vertu de l’entraînement acquis, ils ont imaginé d’ajouter prodiguement une deuxième propreté à la première propreté. Ils superposent la netteté à l’hygiène et l’astiquage à la netteté. Ensuite, ils regardent leur Hollande, et ils disent : « Ce pays est sale… ».
Et ils recommencent à frotter.
Et ils inventeront, si on ne les retient pas, une quatrième dimension de la propreté.
De même qu’à Toulon on appelle « une grosse propre » une femme qu’on a vu relaver deux fois son seau à la fontaine, de même en Hollande on passe dans toute une rue pour une femme franchement dégoûtante si on ne réveille pas sa voisine en sursaut en battant violemment les tapis les plus nets. Il ne s’agit pas de savoir si le tapis est propre, mais de sacrifier à un Dieu despotique et de ne pas se faire remarquer. C’est pourquoi la journée commence religieusement par une symphonie générale du battoir et du paillasson. Comme il est interdit, par une police prudente, de battre les tapis avant dix heures du soir ou après six heures du matin (ce qui risquerait de salir la rue après le passage du camion de la voirie), le malin Hollandais en profite habilement et bruyamment, pour ne pas se coucher et pour se lever avant le matin, afin de pouvoir mieux se livrer à son vice.
Le Hollandais a découvert que tout se lave. Il est en face du monde comme d’un objet de lessive. Les manches troussées, les bras mousseux, il guette sa proie et, d’une brusque détente, dès qu’elle passe à portée de sa main, il s’en saisit d’un geste irrésistible et la jette dans sa lessiveuse. Il en usait ainsi depuis la création quand, après avoir cru laver tout ce qui existe ou s’imagine, il s’aperçût qu’une chose lui avait échappé. Il y avait un point noir dans son joyeux programme. Il ne pouvant astiquer le fromage. 
Car le fromage ne s’astique pas. Le savon le gâte, les acides le détériorent, la lessive lui donne un goût, la paille de fer le désagrège et la brique anglaise l’exténue, le cirage se ternit sur son écorce humide, l’eau de Cologne le dénature, la douche l’emporte et le bain l’anémie. Il fallait pourtant trouver un biais. Il ne fallait pas que le seul fromage pût dire que le Hollandais ne parvenait pas à l’astiquer. Il ne fallait pas qu’il y eût au monde une chose qui refusât à l’homme de Dordrecht le droit néerlandais, la liberté batave, de faire refléter à tout objet un paysage hollandais : une tulipe, un moulin à vent ou une rue de briques rutilantes.
Or, le fromage se refusait à ce jeu d’optique. Le Hollandais n’a pas souffert cette rébellion. Outre le fromage ripoliné, qui ne résout qu’à moitié le problème, il a fait faire des fromages de faïence qu’il encaustique trois fois par jour et qui sont l’orgueil des vitrines.
Il faut choisir de vivre ou de nettoyer le plancher. Le Hollandais s’est vivement décidé. Il a choisi de nettoyer le plancher. Je ne prétends pas qu’il ait eu tort. Vivre est un tic irréfléchi, laver le plancher est le fruit d’une réflexion humaine. La deuxième de ces options donne logiquement et généralement pour résultat un plancher propre.
Et c’est plus que ne donnent beaucoup de vies.
À wassinguer le plancher et à vivre sa vie le nez dans un seau d’eau, le Hollandais s’est enrhumé. Il a attrapé un catarrhe. Et il s’est trouvé condamné à se racler le gosier constamment. Faisant de nécessité vertu, il a alors, et fort ingénieusement, inventé de placer entre ses raclements deux ou trois consonnes successives et quelquefois même une voyelle (de loin en loin, en qualité d’organe témoin, ou même par étourderie), bref ce que les autres nations appellent un langage.
C’est ainsi que naquit la langue hollandaise, fruit logique de l’humidité et de l’ingéniosité humaine.
Je sens nettement que, si je reste dans ce pays, je vais avoir envie d’être sale, d’être dégoûtant à faire peur. Un confrère m’a raconté qu’un tirailleur de ses camarades avait fait vœu de ne jamais se laver les pieds, ce qui était surtout gênant quand il prenait un bain. Il devait garder les pieds en l’air sur le bord de la baignoire. Une fois il eut très peur car l’un de ses pieds glissa et son talon effleura l’eau. Je sens nettement que si je reste ici je vais chercher voluptueusement à empêcher mes talons de frôler l’eau et ferai des acrobaties afin de pouvoir rester malpropre.
Les jours de pluie je garderai la maison.
C’est vendredi. Le Hollandais lave en famille. Sur 46.000 habitants, il n’y a personne dans la rue – j’en fais serment – sauf un Monsieur qui astique son bouton de porte et un autre qui lessive son seuil.
Le Flamand, qui est minutieux, commence le samedi le lavage hebdomadaire. C’est par plaisir. Le Hollandais, qui va pourtant plus vite, commence, lui, le vendredi. C’est pour pouvoir recommencer le samedi. C’est par volupté, c’est par vice.
Je retourne dans mon bateau. Au-dessus de l’horizon bas, sur un paysage de bosquets, je vois se lever dans un ciel gris, une lune rose. Jamais je n’ai vu de rose d’une qualité si tendre. Jamais je n’ai vu de lune si pure, si vaporeuse, si transparente.

Ils doivent la laver tous les soirs.
Ils doivent laver le pied de la digue.
Je veux rester sale toute ma vie.

Serge Sergent / Alexandre Vialatte (18 août 1946)

« Correspondant de guerre », Cahiers des Amis d’Alexandre Vialatte, numéro 48 – Association des Amis d’Alexandre Vialatte, 2023. [Pour se procurer le cahier]

Illustrations : (en médaillon) Croquis d’Alexandre Vialatte de Lavoro ©AFP – Leemage/Lavoro. Dans le corps du billet : photographie d’Alexandre Vialatte en tenue de correspondant de guerre ©Association des Amis d’Alexandre Vialatte / Les Amis d’Alexandre Vialatte.

Prochain billet bientôt se Deus quiser.

Laisser un commentaire

Patrick Corneau