Patrick Corneau

[⏱ 11 minutes] Le hasard d’un séjour dans la maison familiale m’a remis entre les mains un des derniers ouvrages de Bernard Frank – Solde (Flammarion, 1980) que j’avais un peu oublié et qui se racornissait sur une étagère de bibliothèque. Je l’ai relu et ce fut une fête de l’esprit pendant deux jours.
Frank est un des plus talentueux chroniqueurs littéraires que nous ayons eu : un modèle d’intelligence gouvernée, affûtée par un humour d’une rare finesse et élégance. Comme l’a dit avec justesse Philippe Lançon dans l’hommage qu’il lui rendit après l’annonce de son décès le 3 novembre 2006 à 77 ans dans un restaurant parisien : « Frank est le premier chroniqueur français des époques qu’il traverse. Il l’est au sens le plus libre et le plus classique : de livres en articles, ses textes ne sont qu’une conversation unique et ininterrompue avec le temps, les souvenirs, les lecteurs, ses éditeurs, l’éphémère, le durable, les plaisirs et les jours, et d’abord avec lui-même. Ecrire est son métier, son allure, sa négligence. » Il y avait chez lui un dilettantisme, une nonchalance de haut vol (un peu dans la tradition d’un Montaigne ou d’un Diderot) vraiment admirable, une politesse de l’intelligence qui vous accueille, vous berce par des digressions sans fin : un travail d’hôte et de miniaturiste absolument sidérant. Il était passé maître dans l’art du règlement de compte littéraire et ses portraits vachards de quelques têtes de turc comme Sartre, Simone de Beauvoir, Jean Cau mais surtout Jean d’Ormesson sont des sommets de drôlerie, un ton inimitable dans l’allusion sublimement perfide à la Voltaire… Bernard Frank était un personnage singulier, un brin anarchisant, libre de toute contrainte, qui pour échapper à l´ennui faillit sombrer dans l´alcoolisme (pendant quelques années il n’a plus donné signe de vie). C´était aussi l´homme de la passion gastronomique, des flâneries dans les vieilles rues de Paris (voir les Rues de ma vie, le Dilettante, 2005), de l´amitié légendaire avec Françoise Sagan et celui qui a inventé le mot « Galligrasseuil », ironisant le pouvoir et les manigances des trois grandes maisons d´édition. 
De ma lecture, j’ai extrait ce passage (pp. 402-404) : Bernard Frank vient de commenter très irrévérencieusement le « coup de tonnerre » que fût pour l’intelligentsia française (et particulièrement celle de gauche) la publication de L’Archipel du Goulag de Soljenitsyne (1974-1976). Au demeurant, il mentionne un déjeuner élyséen sous la présidence de Giscard d’Estaing, auquel participèrent Sollers, Kristeva et Roland Barthes (qui sortit en disant qu’il avait eu l’impression de rencontrer « un grand bourgeois très réussi »). Frank n’épargne pas les commensaux de l’Elysée et le marigot intellectuel des années 70 de sa verve moqueuse (et même une certaine rosserie) qui remet à leur juste place quelques réputations outrageusement gonflées par l’esprit de l’époque…

« On assistait à des reconversions navrantes. Celle d’un Philippe Sollers. A quels exercices ne s’était-il pourtant pas livré, ce jouvenceau aux quarante-trois ans sonnés, pour se tenir perpétuellement à jour ? Qui aurait pu prévoir sa fin, ce déjeuner ? N’avait-il pas été jusqu’à renier, dans les premiers temps, un roman de jeunesse à l’odeur de verveine, dont le parfum entêtant avait charmé les plus fameux écrivains du troisième âge ? Rature d’autant plus méritoire que ce premier livre était le seul dont on avait gardé un souvenir. On avait le titre sur les lèvres. On allait le dire. Non, ce n’était pas Un certain sourire. Cette hésitation n’avait pas peu contribué à son succès. Puis on l’avait vu, Sollers, agrippé au cou de son cheval de bois, Tel quel, crocheter au son des musiques foraines tous les anneaux de la modernité. Et c’était Lénine, et c’était Jakobson et Robbe-Grillet, et c’était Lacan, Chomsky, Faye, Saussure, Staline et Mallarmé. Qu’il en avait visité, ce petit, de pays, qu’il en avait fait de beaux voyages, depuis la Chine jusqu’à la structure ! De lui, on pouvait attendre la lune, ce fut Giscard. Pris d’une fureur iconoclaste, après avoir sacrifié son petit premier sur l’autel de la révolution, il considéra à juste titre comme nul et non avenu tout ce qu’il avait écrit depuis. La démocratie libérale avancée méritait cet autodafé. Edgar Faure, qui disposait encore des cuisines et des fourneaux de l’hôtel Lassay dont il était le Bocuse, improvisa ce déjeuner où le président de la République prit Clavel pour Flaubert et où Sollers, dit-on, contemplait tristement son assiette vide que la blancheur défend. Roland Barthes, plus onctueux que jamais, perçut avec sa délicatesse de vieille fille le désarroi de son cadet et lui consacra un amour de brochure dont il avait le secret. Depuis longtemps, Roland Barthes éprouvait pour la petite bande de Tel quel, qu’il avait vue courir, multiplier les galipettes sur les plages désertes d’Étretat alors qu’il était lui-même installé, vautré aussi confortablement que possible sur un transat à l’ombre d’un parasol, un doux sentiment. Quel que fût le temps, il était emmitouflé jusqu’aux oreilles d’un vaste loden qu’un de ses élèves lui avait rapporté d’Autriche. Il n’en frissonnait pas moins sous l’effet d’un plaisir insidieux lorsqu’il voyait ces jeunes garçons en fleurs s’ébrouer dans l’eau en pouffant de rire. A lentes gorgées, pour calmer sa fièvre, il dégustait un gobelet de ce succulent jus de grenade qu’il prenait soin d’emporter dans un thermos lors de ses expéditions. Il savait que ces garçons rieurs se moquaient gentiment de lui : de sa droite, de sa passion pour les morceaux choisis, de sa coupable délectation pour les écrivains de jadis. Bah ! c’était de leur âge. Il ne les en aimait pas moins. N’était-il pas leur oncle-gâteau ? En 1975, Barthes, considérant l’étendue de ses soixante ans, avait franchi le Rubicon. Gide et Sartre, après tout, n’avaient pas eu sa patience. Depuis longtemps, ils étaient Gide et Sartre sans vergogne. Ces exemples le décidèrent. Il publia au Seuil un Barthes par Barthes dans la collection des « Grands Ecrivains qui ne sont jamais aussi gâtés que par eux-mêmes ». Ce procédé n’étonna personne. Il faut être aujourd’hui aussi insupportable que Jean-Edern Hallier pour faire douter — et encore — que l’on soit un grand écrivain quand on se donne la peine de l’affirmer. Barthes n’était pas fou que je sache, tout au plus pouvait-on lui reprocher d’être un professeur qui n’avait rien de Faurisson. Les esprits avertis avaient su apprécier dans les fragments de Barthes le fin sourire amusé du lettré qui ne se prend pas au sérieux et qui l’est ainsi davantage. Quant au vaste public, il avait d’autres chats à fouetter. Si quelques maniaques trouvaient du plaisir à se considérer comme des génies, il n’y voyait pour sa part aucun inconvénient. Ne les lisant pas, il n’en souffrait pas. 
(…) Barthes, ce fruit sec dont la paresse n’était pas sans charme et qui n’aurait dû être considéré que comme un critique plus futé que nombre de ses pairs, inspira, malgré sa robe de chambre, sa mine benoîte, une terreur dans nos lettres qui avait de quoi surprendre quiconque l’avait aperçu une fois ou simplement feuilleté. Il passait pour très intelligent et pas toujours facile à comprendre. C’était sur un point lui faire injure car son intelligence n’avait rien d’excessif. Consécration suprême, on le brocardait, on le traduisait, on le pastichait comme si c’était Joyce, Mallarmé, Wittgenstein, un authentique créateur. Ce qu’il disait pourtant — j’en réponds — était d’une réelle innocuité et, après qu’on eut passé le chiffon sur une dizaine de mots barbares dont l’emploi ne se justifiait pas, d’une grande transparence de pensée. Il n’empêche, Barthes en imposait. C’est qu’il avait eu le courage d’être le héraut d’auteurs contemporains réputés illisibles qui, tout en se gaussant de son intérêt pour des types aussi démodés que Racine ou Michelet, l’avaient à la bonne pour ses efforts en vue de trouver du sens là où ils ne savaient pas qu’ils en avaient mis. De la même façon, Barthes enrichissait les écrivains considérés par lui comme traditionnels en leur prêtant des manques qui, par la grâce de son jargon, leur devenaient plus précieux que ces dons qui les avaient rendus célèbres. »
Solde, Paris, Flammarion, 1980.

Illustrations : (en médaillon) photographie de Bernard Frank / Flammarion.

Prochaine chronique le 7 avril.

  1. serge says:

    Vous rendez-vous compte que chaque semaine vous vous éloignez toujours un peu plus de l’esprit woke ou de l’ambiance « La grande librairie » en ne consacrant vos articles qu’à des hommes blancs de plus de 50 ans. Une petite recension de Leïla Slimani serait du meilleur effet.

  2. morel says:

    Je vous découvre avec bonheur un 1er avril, et avec Bernard Frank, que j’eus charge de rapatrier au Matin en l’an de grâce… Et continuez de vous éloigner de celui qui se prend pour le nouveau Pivot.

    1. Patrick Corneau says:

      Merci ! (abonnez-vous). Concernant le dernier point, je m’y efforce, je m’y efforce – sans grande peine à vrai dire… ?

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