P

Présence au monde, plaisir d’exister

Patrick Corneau

Patrick aime assezSortant des sombres humeurs schopenhaueriennes de Manlio Sgalambro, le nouveau livre de Jean-Pierre Otte, Présence au monde, plaisir d’exister tombait à point pour faire revenir l’aiguille du baromètre de l’âme du « pot au noir » stagnant et dépressif à un clair et tonique « beau temps ».
Ce livre est un véritable cordial, il vous remet d’équerre le nerf vague… Il faut dire que Jean-Pierre Otte est un homme sage, pas de cette sagesse grise un peu rabat-joie des donneurs de leçons, non, il est un peu chaman épicurien, poète thaumaturge, parce qu’il est avant tout un arpenteur du grand Dehors, peu enclin au ratiocinations théoriques mais très attaché à son inscription charnelle, sensuelle et esthétique* parmi les choses de la nature auxquelles il sait nous relier.
Ces chroniques publiées au fil du temps dans des journaux et revues, ou lues à la radio, sont le condensé de la vie d’un poète-philosophe capable comme très peu de rafraîchir d’une formulation toujours nouvelle des sensations et des idées retrouvées, prompt à partager une vitalité jamais entamée par la routine. Jean-Pierre Otte distribue généreusement convictions et célébrations, et nous entraîne dans la quête de ce merveilleux toujours déjà là dont notre acosmisme nous prive, obnubilés que nous sommes par « davantage de conférences au sommet, de téléphonie sans fil et d’informations intempestives ». Sans jamais céder au simplisme, à la naïveté, à la convention ou au cliché d’époque (pas d’humanitarisme béat), il nous montre que le réenchantement ne tient qu’à nous.

J’avais été enchanté l’année dernière de découvrir Jean-Pierre Otte avec un choix de citations extraites de ses écrits (La bonne vie) donné au Éditions Cactus Inébranlable (Coll. P’tit cactus #75). Je le retrouve ici sur le long cours avec quatre sections qui, selon une démarche toute ottienne, vont du monde à soi, du cosmos à la vie intérieure, de la contemplation à la réflexion. 
« Voyages dans la proximité » rassemble des errances, itinérances, balades « autour de ma maison » – vous ne trouverez jamais le mot « randonnée » chez Jean-Pierre Otte – même quand ses pas le mènent au-delà du pays natal vers les terres occitanes pour succomber à « La tentation du Sud ». Un grand mouvement spiralé qui embrasse et décante en se resserrant, nous amène à « Littératures » où Jean-Pierre Otte nous confie ses conceptions, goûts et expériences d’écriture/lecture avant de clore cet ensemble sur de libres digressions avec « Réflexions faites » où s’exprime le souhait d’une vie « au profit de la perspective multipliée du semblable : des êtres gravitant chacun à partir de leurs propres coordonnées, dans leur vision particulière des choses ». Car Jean-Pierre Otte en revient toujours à cette constatation décisive de Carl Gustav Jung relevée dans une conférence : « Les grands événements de l’histoire du monde sont, au fond, d’une insignifiance profonde. Seule est essentielle, seule compte en définitive la vie subjective de chaque individu. C’est en elle que se fait l’histoire ; c’est en elle que se jouent d’abord les grandes transformations ».

Au commencement donc, la présence au monde et le mouvement (selon Ibn Al-‘Arabi, « L’origine de l’existence est le mouvement ») : « La connaissance des choses commence avec le regard qui vague, la main qui palpe, les jambes qui arpentent, le nez qui hume, et la curiosité qui est notre contribution. » Et puis, nous interpellant : « Regardez, c’est l’aube : vous êtes pieds nus dans les herbes étincelantes de rosée, le chant des oiseaux déborde de partout, la lumière se lève aux douves de l’horizon, vous êtes là au milieu du monde, et vous n’êtes plus occupé que de vous-même, par vous-même, en vous-même, dans un élan où esthétique et éthique ne font plus qu’un. Voilà la simple et absolue beauté de ce miracle d’exister ! »

Lorsqu’on a une plume et une voix, on n’en reste pas là : « L’écrivain est celui qui dit, qui exprime, qui prépare la poussée, qui tente à sa manière et avec ses moyens de manifester un peu de beauté en parlant, envers et contre tout, de plaisir et de présence. » D’où ces confidences sur le faire et la manière qui ont presque l’allure d’une méthode : « Je parle aux arbres, aux ravines, aux forêts vertes, aux envols d’oiseaux. L’œil loge en ce que convoite l’œil. Je deviens ce que j’observe, ce que je renifle, ce que je palpe, ce que ma bouche cherche à absorber, ce que les pores boivent comme une éponge plongée. Saveurs de baies aigres et noires, saveurs des câpriers. Parfum de graines d’anis que l’on brûle. Odeur de suint et de laine. Lavandes. Lueur de sorbes écrasées au fond d’une combe, où j’ai trouvé une source presque tarie. » Plus loin : « Je lorgne les fossés gorgés d’une eau moirée que les gerris étoilent, et je m’aventure plus loin. Avec ma plume fine comme le bec d’un roitelet, je bataille contre l’esprit du temps, je m’escrime, je m’exclame, je m’entête à penser autrement. » (…) « Les mots de mes premiers livres, je les ai trouvés le long des sentiers et des ruisseaux, en soulevant une pierre, en reniflant une écorce, en examinant des dessins aimantés d’aiguilles de sapins, en observant la rousserolle dans les roseaux, le vol des faucons crécerelles, l’ondoiement bleu des ombles, des mots trouvés en pleine nature, sur la table de ferme ou l’établi de menuisier. » Car « L’écrivain en temps de crise est celui qui est du côté de la vie, de la confiance, de la liaison. Il parle envers et contre tout de présence au monde et de plaisir d’exister. Il prend sa valeur exactement dans la recherche qui est la vôtre, dans votre désir d’approche et d’accord. »

Ainsi nous est dévoilé l’intention et la vocation de Présence au monde, plaisir d’exister. Qui n’adhérerait à un tel programme ? Ce qui m’a frappé au long de ces pages est l’absence ou du moins la rareté des jugements de valeur, comme si la curiosité passionnée des choses et des êtres (et particulièrement de la vie animale), des paysages et de la nature amenait par une sorte d’ascèse cognitive une disparition de la faculté de juger. Juger, et souvent critiquer, récriminer et se plaindre alors que le monde est une merveille, un spectacle sans fin : « Je rencontre des personnages qui sont heureux sans le savoir, et ce serait un service à leur rendre que de le leur dire, car on gâche assurément les neuf dixièmes de son plaisir quand on n’en prend pas conscience ». Ce qui n’empêche pas quelques remarques bien senties sur les dérives de notre époque perdue dans le futile, le mercantile et l’inutile.

Il y a dans ce livre, on l’aura constaté, beaucoup de jubilation. Celle-ci anime une prose généreuse et chatoyante dans sa riche assomption multi-sensorielle ; parfois, elle se hausse en un petit morceau de bonheur stylistique pour célébrer l’arbre, le renard, « son » chien, la corneille, l’écureuil – mon préféré, par son humour très vialattien sur les grandeurs et misères de ses drolatiques mœurs sexuelles… Sans oublier de beaux hommages à la rencontre, d’autant plus intense, réussie qu’elle est inattendue, et qu’elle se fait dans la loquèle, le partage du vin, de l’olive et du fromage.
Quelque part Jean-Pierre Otte écrit que « Dans son exclusivité, l’animal est parfait. Il est toujours tout ce qu’il peut être, l’expression complète de ses possibilités. » Est-ce que Jean-Pierre Otte me pardonnera si j’ose dire que cette adhésion à soi-même, cette congruence de l’individu, cette « perfection » est aussi la sienne ?

* Jean-Pierre Otte est un peintre de talent comme le montre l’élégante « fantasmagie » à la cire d’abeille reproduite sur la couverture.

Présence au monde, plaisir d’exister de Jean-Pierre Otte, éditions Le temps qu’il fait, 2022. LRSP (livre reçu en service de presse).

Illustrations : (en médaillon) photographie ©Jean-Pierre Otte / Éditions Le temps qu’il fait.

Prochain billet le 24 février.

  1. Serge says:

    On ne s’éloigne pas de Schopenhauer. On est en plein dedans. Dans “Le monde comme volonté et comme représentation” n’ avait-il pas développé l’idée de bonheur total dans l’oubli de soi quand on n’est plus que contemplation?

Répondre à Patrick CorneauAnnuler la réponse.

Patrick Corneau