Dans l’œuvre en clair-obscur de l’Autrichien Josef Winkler, L’Ukrainienne qui paraît aujourd’hui chez Verdier fait figure d’exception. Quand en 1981 Josef Winkler cherche à s’isoler pour travailler au manuscrit de Langue maternelle, il retourne dans ses montagnes natales de Carinthie et trouve à se loger dans une ferme. Une amitié immédiate se noue entre l’écrivain et la maîtresse de maison, Valentina. Ensemble, ils font les fenaisons, cueillent des baies. Elle lui apprend qu’elle fut autrefois une des servantes de la ferme, une de ces « gotons russes » comme on les appelait avec mépris. Valentina – renommée Nietotchka par Winkler (« Ça veut dire à peu près rien ! » précise celui-ci dans la préface à l’édition française) – lui raconte alors sa funeste épopée, son enfance en Ukraine, en ce temps-là province soviétique, la famine, son rapt à treize ans, en 1943, au titre du travail obligatoire, et son arrivée en Autriche, après un voyage à travers l’Europe dans un wagon à bestiaux. L’Ukrainienne est la transcription directe de ce tragique destin.
Le lecteur est submergé par un récit fleuve, brut, sans construction narrative, fait de sauts temporels et de répétitions. Dans ce flux de pensées et de paroles, c’est la voix de Nietotchka que l’on entend ici. Nous vivons à ses côtés, avec sa sœur Lidia et leur mère, l’inoubliable Hapka Davidovna Iliachenko, malmenées par l’Histoire et bouleversantes d’humilité et de courage.
Mieux qu’une confession, c’est le récit de vies humainement héroïques, absolument poignantes. J’avoue n’avoir pas lâché ces pages, lues d’une traite tant on est ému par ce chaos mêlant la grande Histoire broyeuse, implacable, indifférente et les histoires des petits, des oubliés… Le malheur insistant qui frappe ces vies minuscules suscite parfois le découragement chez le lecteur tant le déchaînement des puissances du mal est hallucinant (voir extrait pp. 94-96). On peut voir là une sorte de degré zéro de l’écriture qui entremêle aux obsessions de l’auteur un document accablant sur l’innommable du XXe siècle – L’Ukrainienne m’a semblé – et je pèse mes mots – être au niveau de Si c’est un homme de Primo Levi par sa puissance dénonciatrice, sa force accusatrice de l’entreprise de déshumanisation que fut l’abject stalinisme. Nietotchka, l’écorchée vive, conserve pourtant son mystère. Expropriée, affamée lors de l’Holodomor stalinien organisé par les chefs des kolkhozes dans le cadre de la collectivisation, qui fit, dans les années 1930, sept millions de morts, puis soustraite à sa culture, exploitée, elle ne reverra jamais sa chère Maty, ni sa patrie. Mais elle parviendra à survivre à tout, d’abord en URSS, puis en Carinthie. L’insondable de son âme nous interpelle quand elle dit avec une magnanimité sidérante : « Là-bas, en Russie, les gens ne sont pas plus mauvais que ceux d’ici ».
En fin de volume, des lettres de Hapka Davidovna Iliachenko sont reproduites, et témoignent de la souffrance de la vieille femme privée de ses seuls enfants depuis des décennies. Si une correspondance a pu se nouer, épisodique, difficile, le rideau de fer, le manque d’argent, la vie harassante de la fermière de Carinthie ont rendu les projets de voyage quasi impossible. Une missive signée « les voisins » informe finalement Nietotchka et sa sœur du décès : « Que le souvenir de votre mère continue à vivre dans votre cœur. Et les gens d’ici iront sur sa tombe. Adieu. »
Proust dit quelque part que la littérature est une « scrutation plus profonde de la vie et de la mort, et par là même convient aux affligés ». Encore faut-il que ces derniers trouvent la voix qui porte leur déréliction – celle de Joseph Winkler est d’une probité impeccable et donc d’une force rare. Abandonnant son style habituel, il est saisissant de voir dans L’Ukrainienne l’auteur s’effacer au profit de son interlocutrice dans une totale empathie (sans lamento, ni pathos), même si dans le premier des deux volets dutexte quelques confidences percent, dans lesquelles Josef Winkler avoue combien cette rencontre l’a métamorphosé (« Nietotchka Vassilievna Iliachenko m’a extirpé de mon recoin où les araignées avaient déjà tissé leurs toiles »), a transformé sa vision de l’Autriche dont il fustige la sclérose mortifère, influencé son écriture (« Je suis pour Blokhine, pour Bessonov, pour Rachmaninov, Dostoïevski… ») et orienté le reste de son œuvre faite de romans baroques et magnétiques. Dans sa « Note du traducteur », Bernard Banoun écrit : « (…) on s’aperçoit que le style si virtuose qu’il s’est forgé, entre autres, par la lecture en allemand de Genet, de Pasolini et des surréalistes français, résulte d’une alchimie avec les récits recueillis dans sa campagne natale, en premier lieu ceux de son père et ceux de cette femme d’origine ukrainienne. »
Le livre refermé, on a du mal à se détacher de l’émouvant hommage que trente-cinq ans plus tard Nietotchka l’Ukrainienne rend à Hapka, cette « Mère Courage » portée par un incroyable amour nourricier, un courage, une ingéniosité inouïs et exemplaires pour survivre dans l’une des pires périodes de l’histoire soviétique. De ce pire, l’Ukraine, à nouveau peuple et terre martyrs, ne semble pas – hélas – libérée.
L’Ukrainienne de Josef Winkler, traduit de l’allemand (Autriche) par Bernard Banoun, Coll. « Der Doppelgänger » dirigée par Jean-Yves Masson, éditions Verdier, 2022. LRSP (livre reçu en service de presse).
Illustrations : (en médaillon) photographie de Josef Winkler ©Amrei-Marie – Natalia Gontcharova (1881-1962) « Paysanne et enfant au puits » / Éditions Verdier.
Prochain billet le 28 février.
Tout cela n’a jamais empêché l’existence d’un Parti communiste en France ni qu’Adèle Van Reeth à laquelle vous consacrez un article accueille dans son émission Alain Badiou cette vieille crapule stalinienne.
Coïncidence troublante: aujourd’hui la Russie envahit l’Ukraine.
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