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Figures littéraires de la dépression

Patrick Corneau

Patrick aime pas mal Voilà un petit livre à ne pas mettre entre toutes les mains, je veux dire dans toutes les têtes : si vous êtes au plus pas étiage de votre moral, si vous avez un passage à vide, bref un coup de blues, cette lecture n’est peut-être pas conseillée, quoi que… En tous les cas pour le mélancolique que je suis (ou supposé être car je n’en fais pas un étendard ni une idiosyncrasie revendiquée) Figures littéraires de la dépression de Patricia De Pas chez Serge Safran éditeur a été extrêmement ragaillardissant pour mon tonus, mon appétence littéraire !

Il est bien établi que les cœurs heureux n’ont pas grand chose à dire et s’il le dise, leur bonheur ne nous émeut guère alors que les âmes fêlées font entendre des dissonances qui requièrent notre attention et même peuvent vibrer avec les nôtres et, qui sait ? les consoler par une sincère et secourable empathie. Mais qu’en est-il de ce mal nettement plus ravageur qu’est la dépression ?

Une première question ouvre cet essai : qu’appelle-t-on « dépression » ? De quoi parle-t-on ? 
En vérité les psychiatres n’ont jamais su – et ne savent toujours pas – définir la dépression. Est-elle une maladie ou un mal de vivre ? Pourquoi survient-elle ? Combien de temps dure-t-elle ? Et surtout, elle revêt tant de manifestations, d’expressions selon la complexion et la situation des individus qu’elle mérite une exploration en règle, une sorte de nosologie de nature littéraire. La matière ne manque pas : du fameux spleen baudelairien à la « mélancolie érotique » de Phèdre chez Racine, en passant par Goethe, Perec, Pessoa, Fitzgerald, Zorn ou Clarice Lispector, Patricia De Pas dresse un vaste panorama où elle fait chatoyer toute l’ample symptomatologie dépressive, si je puis dire – dans la diversité de ses expressions. Longtemps attirée par cette pathologie qu’elle a étudiée avec le concours de cliniciens semble-t-il, elle la décèle dans l’œuvre de ces auteurs ou à travers leur existence. Elle distingue les notions de dépression et de mélancolie puis les développe en analysant leurs différentes formes. Certaines sont accidentelles, d’autres durent toute une vie. Elle en fait un inventaire passionnant : dépression psychotique, dépression existentielle, dépression de sevrage, psychasthénie, mélancolie érotique, spleen, deuil pathologique, mélancolie d’amour… Une riche déambulation faisant entrevoir quelque quatorze visages de la dépression à travers les chefs-d’œuvre de la littérature. Car ces récits où volent les « papillons noirs » ne sont pas rares, aussi sont-ils précieux à analyser pour en tirer quelques lumières sur la nature mystérieuse de la dépression. On le constate à mesure que défilent les chapitres, cette pathologie n’a rien de global. Si le tourment est intense, avec des contours mouvants d’un patient-écrivain à l’autre, la dépression a un ancrage différent sur chaque complexion et un impact variable – ce qui littérairement parlant donne un champ exploratoire immense et suscite des œuvres s’appliquant à nuancer pour chaque individualité une douleur « à nulle autre pareille ». 

Parmi les œuvres retenues, certaines ont davantage retenu mon attention. Le chapitre consacré à Paludes de Gide est particulièrement éclairant : je n’ai jamais aimé ce livre, n’ai jamais compris son prestige auprès des Gidiens, ayant le souvenir d’un texte rébarbatif, à la facture incohérente, profondément ennuyeux. La lecture de Patricia De Pas en reconstruisant le contexte littéraire et le faisceau des circonstances biographiques de ce bref récit écrit par Gide à 26 ans, livre quelques clés pour mieux cerner l’aspect énigmatique d’un texte empreint de tous les signes de la psychasthénie. 
Trois chapitres sont consacrés à la conscience mélancolique : « la mélancolie précoce » (Honoré de Balzac, Le Lys dans la vallée), « la mélancolie érotique » (Racine, Phèdre) et « la mélancolie d’amour » (Goethe, Les Souffrances du jeune Werther). Je ne suis pas convaincu par ces distinctions même si elles donnent lieu ponctuellement à de belles analyses. La mélancolie – observait Goethe -, c’est l’incapacité d’aimer la répétition qui scande notre existence (les saisons, le jour et la nuit, les tâches et les habitudes quotidiennes, la succession des générations) et de jouir des innombrables et surprenantes variations que recèle l’apparente répétition quotidienne, en réalité toujours nouvelle et aventureuse. La mélancolie, au contraire, perçoit la fuite et le retour comme une monotonie infinie, le lent écoulement dans le vide de secondes et de minutes toujours semblables. La mélancolie est une tristesse qui ne sait pas préciser son objet ni sa cause ; elle ressent intensément une perte, sans pouvoir dire de quoi. Elle a quelque chose à voir avec l’acédie, avec l’absence, dans laquelle on se complaît paresseusement, de tout désir, de tout projet, de toute action ; elle est donc proche du vice et du péché — de l’un des péchés capitaux, même. Les moines du Moyen Âge le savaient bien, qui étaient mis en garde contre la tentation de l’acedia, contre les séductions de la dépression mélancolique que l’Ennemi leur insinuait dans l’accablement de l’heure méridienne, qui affaiblit les énergies et stimule les imaginations perverses. La mélancolie non seulement ne peut pas définir le manque dont elle souffre, mais elle ne veut pas non plus le faire, car elle se satisfait et se nourrit de cette perte indéfinissable et de l’impossibilité même de la définir, elle se complaît dans son voluptueux tourment ; un tourment qui ne veut pas faire le travail de deuil, mais prolonger indéfiniment le deuil. Le mélancolique est un faussaire, affirme Kierkegaard, selon qui c’est la perte de Dieu, autrement dit d’une valeur centrale et unificatrice, qui empêche de voir le lien de sens entre les choses, la signification et l’unité de la vie, et qui induit à la mélancolie. Pour les moines celle-ci était un péché, qui impliquait aussi la sexualité ; une sexualité indistincte, une nébuleuse de pulsions qui répugnent à déterminer leur objet, à se diriger vers un choix fort et précis, et s’ouvrent de ce fait à la séduction du pervers, auquel la mélancolie – comme en témoignent au long des siècles et plus encore à l’époque moderne tant de grandes œuvres littéraires – peut, en maîtresse experte, initier. 

Même si elle a des racines anciennes et des implications religieuses, outre une dimension clinique dont elle est inséparable et que décrit avec maestria Patricia De Pas, la mélancolie est surtout une catégorie, une façon d’être, une poésie du moderne, lequel naît marqué par la conscience d’un péché originel, d’une perte indéfinissable – non pas de Dieu mais peut-être de la « vraie vie » ou, mieux, du sentiment de ne pouvoir l’atteindre. Comme le souligne Patricia De Pas, personne peut-être ne l’a mieux exprimé que Baudelaire, ce Dante de la modernité, avec la mélancolie des métamorphoses de Paris dans Les Fleurs du mal, mais presque toute la littérature européenne des deux derniers siècles en est imprégnée. Elle est marquée par la dynamique de la temporalité, du temps dont la fuite dans le néant est désillusion, comme dans L’Éducation sentimentale de Flaubert et dans beaucoup d’autres chefs-d’œuvre (romans, poèmes, et dans ces dernières décennies surtout essais) qui doivent leur grandeur à l’intensité avec laquelle ils ont représenté, analysé et fait sentir la mélancolie de la vie, thème fondamental de tous les arts, de la peinture à la musique. 

Sans vouloir prêcher pour l’esprit qui anime ce blog, je crois que la mélancolie n’est pas seulement dépression psychique ou tristesse tortueuse et morbidement caressée. La fugacité et l’imperfection de notre vie en font une corde fondamentale de l’âme. Aucune vie ni aucune poésie de la vie ne peuvent ignorer la mélancolie, la caducité du temps qui passe, ce qui manque toujours dans tout bonheur et dans tout amour même heureux, la décomposition des choses et des sentiments même les plus purs, le désenchantement, le fait que tout sans cesse s’altère et s’évanouit.
J’espère n’être pas trop bavard (Freud attribuait aux mélancoliques une « expansivité agaçante »…) mais je voudrais ajouter que le chapitre sur Clarice Lispector et « la névrose de guerre » est d’une rare finesse : à propos du goût prononcé du secret de l’écrivaine brésilienne, l’auteure émet une hypothèse audacieuse qui change notablement le regard que l’on pose, posera désormais sur son œuvre.
Je donne trois étoiles sur cinq à ce livre qui, malheureusement, s’essouffle un peu sur la fin : F. C. Fitzgerald est un peu vite expédié alors que La Fêlure est un texte prodigieux au point que Cioran l’avait inclus dans ses Exercices d’admiration et la conclusion se perd un tantinet dans la difficulté à… conclure*.
Ceci dit, la force et la pertinence du petit livre de Patricia De Pas sur le « soleil noir » de la dépression est de rappeler avec clarté et élégance les quelques fondamentaux existentiels que nous avons évoqués sans lesquels, on l’aura compris, il n’y pas de littérature digne de ce nom.
* Peut-être s’agit-il moins d’une incapacité à conclure que de l’impossibilité de fermer la réflexion sur un sujet qui ne peut finir là où l’auteur s’arrête : le suspens se tient sur ce bord où commence la littérature.

Figures littéraires de la dépression de Patricia De Pas, Serge Safran éditeur, à paraître le 5 novembre 2021. LRSP (livre reçu en service de presse).

Signalons que Serge Safran a récemment publié Le Monde d’avant Journal 1983-1988 de Roland Jaccard. Ce document et témoignage monumental de 846 pages sur la vie intellectuelle sous le mitterrandisme permet de découvrir les prémisses de la « montée de l’insignifiance » qui s’étale et se goberge aujourd’hui dans le moindre interstice de nos vies – il explique pour partie le geste ultime de R. J.

Illustrations : (en médaillon) photographie de Patricia De Pas – DR La Nouvelle Quinzaine Littéraire / Serge Safran éditeur.

Prochain billet le 4 novembre.

    1. Patrick Corneau says:

      Merci Cher Joël Minois pour votre acuité : non seulement vous avez l’œil photographique mais aussi orthographique et fort acéré ! J’ai corrigé cette bévue. Merci encore pour votre fidèle et attentive lecture. Bien amicalement à vous, P. Corneau

  1. ondreville says:

    Cher Patrick Corneau,
    Difficile pour moi de ne pas réagir à ce blog passionnant. Je voudrais ici oublier que je suis psychanalyste (en retraite depuis un an!), mais c’est impossible! Si je vois bien l’intérêt de ce livre, j’aurai certainement du mal à le lire, car je me méfie par dessus tout de tout ce qui ressemble a-à la nosologie psychiatrique. Très difficile, tout simplement, d’étiqueter les mille nuances de notre difficulté à être. Il est vrai qu’une grande différence sépare la mélancolie de tout ce que l’on classe sous le nom vague de dépression, — que chaque individu invente à sa façon en se débattant comme il peut dans son histoire. La mélancolie a à faire, en effet, le plus souvent, à un deuil profondément refoulé qui peut remonter à plusieurs générations. L’acédia monastique était un essai d’explication avec les moyens du bord de l’époque où tout se jouait entre le diable et le bon dieu! Reste très vrai qu’une quête spirituelle exigeante peut remédier à bien des souffrances incompréhensibles en leur donnant une raison d’être. Je réagis parce que, bien sûr, je trouve votre lecture très belle et très passionnante. C’est ici qu’entre en jeu la découverte de Freud qui s’intéresse fort peu à la nosologie savante de son temps (ou du nôtre). Il s’agit pour un analyste d’écouter le dire et la plainte épuisante d’un sujet, totalement perdu dans son drame, celui de ses origines, celui de ses répétitions inconscientes et incompréhensibles. Je suis persuadé qu’on ne peut guérir d’être un homme, et du mystère de la vie. On peut, en revanche, très patiemment démêler l’écheveau de liens perdus mais vivaces qui entravent la vie. Faire la clarté tant bien que mal, si peu que ce soit, sur son histoire, peut et doit apporter un grand apaisement et rendre le désir de vivre et de créer à ceux qui l’ont perdu. Mais, j’ai bien conscience de n’effleurer qu’un immense sujet, celui qui a occupé toute ma vie personnelle et professionnelle. Pardonnez-moi si je donne malgré moi l’impression de prêcher pour ma paroisse. Tout me porte à croire que la psychiatrie, aujourd’hui régnante (dans des conditions déplorables), ne peut conduire qu’à des impasses (même d’apparence savantes) et à un surcroît de prescriptions médicamenteuses dont on sait les désastres. La mise à l’écart progressive de l’écoute patiente, obstinée, respectueuse de la psychanalyse, due au pragmatisme, à la recherche hâtive de solutions qui ne s’attaquent qu’au symptôme sans rien vouloir de ses raisons profondes; tout ce besoin d’efficacité immédiate qui nous vient directement des USA, peu désireux de ce qui n’est pas rentable; tout cela nous mène inexorablement au désastre actuel. Le « comportalisme », les « coachismes » en tous genres, qui ont pignon sur rue, prouveront bien vite leur légèreté. Les laboratoires de neuroleptiques n’ont pas fini de s’enrichir. S’ils peuvent nous aider parfois, cela ne peut-être qu’à la périphérie de notre être, ou de notre âme, puisque je ne crains pas d’utiliser ce mot! Mais qui se soucie aujourd’hui de l’homme dans son individualité, sa souffrance et son mystère. les algorithmes qui nous régissent n’ont que faire de nos atermoiements, de notre patience, de l’attention porté au plus pauvre, au plus déshérité? J’ai eu la chance d’être proche de Dolto. Son respect de l’autre me permet encore de ne pas désespérer de ce monde.
    Je relève actuellement d’une très lourde opération, mais bien que je sois à bout de forces, j’ai voulu réagir à ce très beau blog qui pose des questions très graves, très essentielles.
    Pardonnez-moi, cher Patrick Corneau, si j’abuse en vous envahissant ainsi. Je ne pouvais pas ne pas réagir.
    Tout cela touche aux raisons -même de ma vie et de mon travail.
    Une fois de plus, avec toute ma reconnaissance et ma profonde amitié.

    Jacques Robinet

    Que l’auteur de ce livre, certainement très bon en son domaine, ne m’en veuille pas si je réagis à ses yeux totalement à côté de la plaque!

    1. Patrick Corneau says:

      Merci Cher Jacques Robinet pour ce long commentaire très engagé – à fleur d’âme, si je puis dire – autorisé par votre longue pratique de la psychanalyse : vos propos bien évidemment méritent réflexion. Je partage complètement vos alarmes et sachez que lorsqu’on aborde des questions existentielles essentielles, on ne peut être « à côté de la plaque ».
      Avec mes vœux de prompt rétablissement, mon fidèle et très amical souvenir,
      Patrick Corneau

  2. ondreville says:

    Je me relis avec un peu d’étonnement. C’est très hâtif, probablement très éloigné de ce que ce livre, que je n’ai pas lu, essaie de dire. Je pense, (mais j’écris ceci d’ où je pense, à partir de mon travail d’abord) qu’on fait trop de confusion actuellement entre « mélancolie » et « dépression ». Mélancolie ( depuis Dürer ?) peut sembler plus noble, plus littéraire, que l’expression « dépression », terme devenu très banal, mais à connotations multiples. Je ne sais pourquoi l’une s’est anoblie par rapport à l’autre. Les vrais mélancoliques sont heureusement moins nombreux qu’on veut bien le croire. Il s’agit d’une pathologie profonde, grave, souvent suicidaire. Elle relève bien sûr de la psychiatrie, mais aussi de la psychanalyse (qui s’efforce de mettre à jour ses sources très enfouies, le plus souvent accompagné d’un psychiatre, tant on joue sur les œufs !) C’est très douloureux, très difficile. La dépression est davantage d’ordre névrotique, ce qui ne veut pas dire qu’elle ne puisse paralyser nos vie et même la détruire. Mais c’est un domaine infiniment plus labile. D’où la multiplicité de ce qu’on met sous ce mot aujourd’hui, dans une certaine indifférence générale, en se contentant de la soigner avec des médicaments très variés, sans chercher plus loin.
    Oui, pardonnez-moi d’abuser cher Patrick Corneau. Je crains beaucoup de m’aventurer dans ces domaines où la cuistrerie menace toujours. Mais je vous remercie à nouveau de me permettre de réfléchir sur ces sujets si graves. Merci encore pour ce Blog, sans quoi beaucoup de choses ne seraient pas possibles!

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Patrick Corneau