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De la vraie vie – Ce point obscur d’où tout a basculé

Patrick Corneau

Pas besoin d’imaginer un personnage de roman pour faire l’expérience que tout un chacun a faite, pourrait faire en rentrant chez lui le soir. Une pause dans le flux de l’existence, dans le métro par exemple, donne parfois un peu de temps pour être avec soi-même. Alors un insight sur le sentiment intime de l’existence vous jette à la figure combien cette vie s’est laissé recouvrir par la non-vie, s’est laissé falsifier et dénaturer. De jour en jour la vie se tasse, comme la terre se tasse. Sous une lourdeur invisible, une pesanteur qui s’est sécrétée d’elle-même et s’accumule : des possibles se sont rétractés qu’on ne peut même plus imaginer. Soudainement, alors que l’on pose ses clés après avoir refermé la porte de l’appartement, un soupçon se lève : que la vie pourrait être tout autre que la vie qu’on vit. Soupçon insidieux, vertigineux, peut-être né avec le monde : la vie qui nous échoit n’est peut-être pas vraiment la vie. Elle s’est laissé enfermer dans une caricature que nous n’avons pu empêcher, que nous avons même fomentée : le travail cantonne dans une fonctionnalité qui ne (se) réfléchit plus ; ou bien le mariage dans une communauté qui ne (se) choisit plus. Le premier maintient dans un semblant d’activité qui ne peut plus masquer ce qu’il provoque de désintérêt et de lassitude ; comme le second dans un semblant d’union qui ne peut plus se dissimuler les égards envolés et la confiance perdue, ni ce qu’il y rôde désormais d’une guerre des intérêts…

La vraie vie n’est-elle pas celle qui se sauverait de cette conformité imposée, en public comme en privé ? Et même la vraie vie ne serait-elle pas, à ce compte, la vie nue, la vie sans liens, la vie sans biens et sans bagages, la vie d’avant la propriété, la vie rousseauiste libérée de ses « chaînes » et de ses dépendances : la vie désentravée ? La vraie vie ne serait-elle pas la vie qui sait se déposséder ? La civilisation ne serait-elle pas le premier des recouvrements ? 
Rapportant l’admirable épisode de la « Journée des cerises » qui illumine les Confessions au début du livre IV, Rousseau laisse apparaître ce qu’un « si beau jour » a laissé paraître de « vraie vie » dans sa vie.
La vraie vie commence d’émerger dans la vie, en effet, quand commencent de se fracturer les cadres constitués, codifiés, bordés et assimilés, de l’expérience la rabattant en normalité qui toujours est factice, enferme dans la pseudo-vie. C’est pourquoi elle échappe par principe aux réductions de l’empirique. Le pragmatisme (on essaie ceci, puis cela), ne fait que vous promener d’une solution à l’autre, pour finalement vous acculer à la même impasse. C’est pourquoi elle est aussi à l’exact opposé du « c’est la vie…» qu’on dit, ou plutôt qu’on lâche si communément, si banalement en passant, comme un jugement acquis, pour faire rentrer dans la norme ce qui a pu surgir soudain d’inintégrable dans la vie telle que d’ordinaire on la réduit – qu’on la réduit en non-vie. Un événement, un incident, un regard.…. Un visage dans la rue… Un regard, surpris au détour d’une rue, ne permettrait-il pas déjà d’ouvrir un écart débordant ce semblant de vie ? Or, quand on dit « c’est la vie…», en croyant dire la vérité de/sur la vie, de cette voix atone, étale, inexpressive, de cette voix blanche avec laquelle on le dit, en voûtant déjà imperceptiblement le dos, en courbant déjà les épaules devant la passivité immémoriale de la résignation, on est alors au plus loin d’un commencement possible de « vraie vie ». On est, en effet, au plus loin, alors, de ce qu’on nommera son « in-ouï » : demeurant in-ouï parce restant à l’extérieur, précisément des cadres « coïncidants », adaptés et délimités, mortellement bornés, de notre appréhension ordinaire de la vie. Et donc n’y pouvant entendre l’inédit, ce qui n’a jamais été dit…

À la table du café, ce couple dont chacun pianote interminablement sur son portable, et donc où l’un et l’autre, tout en étant face à l’autre, ont déserté leur face-à-face, offre une scène tellement banale de ce qui fait l’aliénation contemporaine qu’on ne s’en aperçoit plus. Chacun, en perdant sa présence à l’Autre, s’est absenté du même coup de sa propre vie : il se trouve « exproprié » de lui-même, à son insu, au lieu de « se tenir hors de soi » pour rencontrer l’Autre. Ils ont basculé l’un et l’autre dans ce qui n’est plus qu’un semblant d’intimité, par suite dans la pseudo-vie. Car voici que le virtuel du numérique a dilué le « vrai » de la vraie vie dans ce qui fait de celle-ci son actualité, a dissout l’effectivité de la présence, celle d’un ici et d’un maintenant en ce qu’ils ont d’exclusif. En découle une non-attention à la vie pendant la vie. La « connexion » illimitée en nous accaparant sans fin, éloigne le plus crûment, en même temps que le plus sourdement, un accès possible à de la vraie vie. La Communication, en dé-singularisant et dé-propriant, en s’étendant tous azimuts, fait perdre l’adresse du face-à-face et défait la possibilité de la rencontre. Ou disons que, dans ce monde de l’interface généralisée, la rencontre se voit désormais tuée par la relation indéfiniment extensive, extrapolée, qui n’en est plus qu’un fac-similé. Car tout se trouvant démultiplié ad libitum et devenant à portée « en temps réel » – tout différé s’en trouvant chassé et tout, dès lors, devenant possible à égalité -, il n’y a plus suffisamment de distance, de trou, de manque, dans cette satiété généralisée, dans cette « société » indéfiniment simulée, pour que de l’autre puisse effectivement émerger. Aussi le désir est-il à la peine – ce dont s’étiole aujourd’hui la vie. Summum de l’aliénation dira-t-on. Oui, d’autant plus redoutable qu’elle se vit désormais dans une passivité qui n’est plus de soumission et d’obéissance (appelant donc à se révolter selon la vieille vulgate marxiste), mais d’influence et d’adhésion dont la mainmise, sur la vie, est d’autant plus insidieuse qu’elle est distillée et minusculisée dans l’ordinaire, au point qu’on ne la ressent plus. Ambiante, rampante et infiltrante, cette captation ne se repère même plus. 

D’où la grande question : comment faire face à ce qui n’a pas de face ? Quel digue construire pour se tenir au moins défensivement à l’abri ? Il ne suffit pas de répéter le sempiternel procès fait à la technique, toujours suspect d’être « réactionnaire » à défaut d’être résistant (tout se jouant dans cette ambivalence avec laquelle les demi-malins aiment à jongler). Face à la séduction de ces jouets qui nous exproprient d’autant plus aisément, à toute heure, qu’ils prétendent bénignement nous « assister », fera-t-on intervenir le si puissant concept d’« autonomie » sur lequel, à l’époque moderne, s’est reconfiguré et auto-fondé la morale ? Fera-t-on appel aux valeurs traditionnelles de l’« humanisme » pour ré-humaniser la vie rendue inhumaine par l’emballement de la technique et ses progrès démesurés ? On voit bien que ce recours risque de rester inefficace : un discours faible de prêche nourri de « bonnes intentions » mais qui sont fallacieuses, sous leur abondance rhétorique, parce qu’esquivant le désarroi d’un nouveau type qui sous nos yeux se fait jour. Et l’on peut craindre que réagir, se récrier, s’indigner ne se réduise à un « sauve-qui-peut » lui-même joué, simulé ou contrefait comme l’a bien vu Adorno : « Dans le même temps où, à tâtons celui qui refuse de rentrer dans le jeu cherche à faire de son existence privée une image fragile de ce qu’elle devrait être vraiment, il fera bien de ne pas oublier cette fragilité et de ne pas ignorer combien cette image remplace peu la vraie vie. » La grande illusion aura été de prendre cette absence de vie dans la vie pour de l’ailleurs, de la projeter dans un « Là-bas » de la vérité, de la relocaliser dans l’Au-delà – facilité dans laquelle est tombé, à son départ, le discours métaphysique.

J’arrête là ces réflexions que j’ai glanées et recomposées – sans doute de manière incomplète – au fil de ma lecture des deux derniers livres de François Jullien : De la vraie vie (2020) et Ce point obscur d’où tout a basculé (2021) parus aux éditions de L’Observatoire. 
Chacun de nous se les fait dès lors qu’il accepte de se désenliser, de dé-coïncider* de son adaptation normée, de son adéquation installée. Comment ? En s’ouvrant à l’ébranlement émotionnel, traversant soudain nos vies à la vue d’un sourire, d’un visage, d’un paysage, d’une œuvre d’art, au son d’une voix aimée, d’une musique qui nous transporte, de la beauté révélante d’un vers… Le « tout autre » qu’est le choc de cet « effet de réel » vient nous signifier dans un éclair, du sein même de la vie, ce que nous en avons rétréci, sacrifié ou ignoré.
Loin du marché du bonheur et du développement qu’on dit « personnel », loin aussi d’un pessimisme qui n’est qu’une disposition affective ne menant à rien, poursuivant la construction de la nouvelle épistémologie que réclame la crise de nos savoirs, de nos valeurs comme la réification de nos vies – ceci amenant forcément cela – François Jullien avec ces deux livres complémentaires réévalue, réarticule et réassume des enjeux cruciaux si souvent délaissés par la philosophie. « La vie est la farce à mener par tous », dit Rimbaud dans Mauvais sang, avec François Jullien le rideau tombe sur le mauvais théâtre du monde mais c’est pour mieux lever celui de la poésie dont le propre est de « « faire entendre la dimension d’absence de la présence ».
* A lire cette synthèse des positions philosophiques de François Jullien : Politique de la décoïncidence aux Éditions de L’Herne, 2020.

De la vraie vie et Ce point obscur d’où tout a basculé de François Jullien, éditions de L’Observatoire, 2020 et 2021. LRSP (livres reçus en service de presse).

Illustrations : (en médaillon) photographie de François Jullien © Hannah Assouline / Éditions de L’Observatoire.

Prochain billet le 27 octobre.

  1. Isabelle Brunier says:

    Les enjeux sont clairs, merci.
    Maintenant, la construction, peut-être plus l’élaboration, d’une nouvelle épistémologie, oui. Suite bienvenue !

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Patrick Corneau