Deux événements m’amènent à parler de Paris et plus particulièrement d’un livre qui se démarque par l’originalité de son projet : Capitale de Jonathan Siksou paru aux éditions du Cerf. Les événements en question sont deux expositions photographiques où Paris est à l’honneur. Revoir Paris au musée Carnavalet met en lumière l’importance de Paris dans la vie et l’œuvre d’Henri Cartier-Bresson et Voir Paris à la Fondation Henri Cartier-Bresson propose une belle rétrospective de l’œuvre d’Eugène Atget (1857-1927), figure atypique et pionnière de la photographie.
Évidemment les images les plus profondément troublantes pour un esprit contemporain sont celles d’Atget : ses vues de rues quasi-désertes, de devantures de magasins et de cours (mais aussi ses explorations des limites de la ville, que l’on appelait alors « la zone ») témoignent des énormes changements urbanistiques réalisés au tournant du XXème siècle. Ceux-ci nous rendent absolument méconnaissable ce Paris d’antan et le nimbent d’une étrangeté absolue. Ce qui frappe dans les clichés d’Atget, c’est à travers les rues les plus sales, les plus étroites de quartiers aujourd’hui détruits, de découvrir la beauté lépreuse, balzacienne de vieilles maisons noires, de renfoncements lugubres, d’arrières cours insalubres évoquant un Paris médiéval mystérieux.
Ces lieux témoignent de « tout un monde lointain » dont Jonathan Siksou ressuscite littérairement les riches heures. Cette enquête extraordinairement documentée par la consultation d’archives et de très nombreux ouvrages (dont beaucoup de mémoires, de témoignages) fait que nous n’avons pas sous les yeux un pesant livre d’histoire citadine bardé de dates et de références mais un fascinant panorama de l’histoire de la France à travers un assemblage kaléidoscopique qui joint urbanisme, sociologie, politique, histoire des idées et mentalités, exploration des mœurs, sensibilité, goût esthétique, etc.
Ce qui étonne au long de cette odyssée des métamorphoses de notre capitale est la force compulsive, convulsive parfois, des changements matériels issus d’une sidérante violence humaine faite d’injustice, de tyrannie, de conflits et de douleur. Permanents, la notion de perte, le spectre de la destruction. L’accent négatif des quatre chapitres qui scandent ce récit dit tout : « Voir détruire » – « Voir mourir » – « Ne plus voir » – « Ne plus savoir ». Néanmoins, les hommes ont beau être avide de changements, impatients de remodeler la ville aux convenances du moment, le génie du lieu résiste, laisse des traces : « Une ville change, écrit Jonathan Siksou, se bâtit et s’effondre, se reconstruit sur ses ruines ou oublie le moindre moellon d’antan pour se présenter, proprette et déjà dépassée, devant l’avenir qu’elle veut prometteur. Mais même ainsi apprêtée, elle ne peut effacer le souvenir de ce qu’elle fut. » Le retour du refoulé historique peut s’avérer extrêmement déstabilisant : ainsi l’épisode de la réinstallation de la famille royale en octobre 1789 alors cantonnée à Versailles dans ce joyeux bazar qu’était le palais des Tuileries. Le vieux quartier du Louvre (aujourd’hui détruit) vit soudain débarquer une Cour vitrifiée dans des usages et une étiquette antédiluviens : « C’était maladroitement évoquer un passé qu’on croyait mort, que d’étaler cette défroque féodale » commente un historien. On connait la suite. A l’inverse, il est arrivé que ce soit un futur dystopique qui prétende imposer un changement radical. Ainsi Charles-Edouard Jeanneret-Gris, plus connu sous son pseudo, Le Corbusier, architecte ambitieux et obsessionnel, chercha, sa vie durant, à raser Paris pour la reconstruire selon ses propres visions mégalomaniaques. Une « cité des affaires » soit un ensemble de dix-huit gratte-ciel devait loger environ 500 000 personnes à l’emplacement du Marais, des Halles, des Boulevards, etc. Heureusement, il n’en fut rien, ce qui ne l’empêcha pas plus tard de proposer un programme plus modeste mais toujours ultime : raser la gare d’Orsay pour en édifier une nouvelle. Ne pouvant reconstruire Paris, Le Corbusier alla se défouler dans la banlieue de Marseille et en Inde où, là, tout était à faire. Et Jonathan Siksou de s’écrier « J’ai peur de l’avenir ».
Peut-être est-ce pour mieux se rassurer qu’il a ponctué son récit de poèmes, de désuètes chansons « à lire en fredonnant » évocateurs du vieux temps ? Ces interludes impriment un charme nostalgique à cette fresque à la tonalité plutôt mélancolique, même si la déploration des choses perdues n’est pas nouvelle. Ainsi, en 1867, le journaliste Louis Veuillot se lamentait : « Le Paris nouveau n’aura jamais d’histoire, et il perdra l’histoire de l’ancien Paris. Toute trace en est effacée déjà pour les hommes de trente ans. Les vieux monuments même qui restent debout ne disent plus rien, parce que tout a changé autour d’eux. Notre-Dame et la Tour Saint-Jacques ne sont pas plus à leur place que l’Obélisque, et semblent aussi bien avoir été apportées d’ailleurs comme de vaines curiosités. […] Dans le Paris nouveau il n’y aura plus de demeure, plus de tombeau, plus même de cimetière. Toute maison ne sera qu’une case de cette formidable auberge où tout le monde a passé et où personne n’a souvenir d’avoir vu personne. »
Jonathan Siksou n’est pas loin de nourrir les mêmes sentiments dans l’épilogue quand il constate les menées actuelles de quelques édiles décidés à « optimiser » le moindre espace parisien, autrement dit à défigurer alors qu’il faudrait protéger pour transmettre : « La marche du temps qui marque la fin de l’individu marque aussi, irrémédiablement, la fin de la ville. Celle que l’on a connue du moins, et celle que j’ai aimée. Pour la rendre habitable, vivable dans un monde à venir promis aux canicules exceptionnelles, aux incendies monstres, aux cyclones dévastateurs, aux inondations récurrentes et à la surpopulation qu’il sera difficile de nourrir, il faudra la « végétaliser » au détriment de sa minéralité, la bâtir avec des matériaux « durables », c’est-à-dire périssables, et « optimiser » le moindre espace pour la rendre rentable, comme si un espace vide était inutile. (…) La ville nouvelle ne se transmettra pas, son histoire ne sera pas un héritage puisqu’elle n’en aura pas. Elle ne durera pas, car elle ne sera pas faite pour ça. Et la municipalité prépare progressivement les esprits parisiens à ces changements en annonçant, parmi d’autres initiatives, sa volonté de modifier l’esthétique de Paris. » Les principes de ce « design urbain » tels que déclinés dans la « doctrine » municipale de l’actuelle maire sont proprement ahurissants tant par l’arrogance pseudo visionnaire affichée que par le charabia : du Alphonse Allais revisité par des urbanistes enragés…
« Paris n’aura peut-être été qu’une illusion » conclut un peu dépité l’auteur.
Avant que cette illusion ne prenne véritablement effet, j’engage vivement à lire cette démonstration littéraire à hauteur de ce qui fut la plus fascinante des villes du monde. Dans un style brillant, précis et libre, pittoresque et inspiré, Jonathan Siksou plus qu’une énième chronique de Paris nous offre une véritable métaphysique de l’urbanité* où l’âme de notre capitale est révélée sous la forme d’une saga à la fois joliment poétique et romanesque.
* En 2017 Jonathan Siksou avait publié chez le même éditeur une étonnante enquête sur une partie de la capitale entièrement disparue. Appelé le « vieux quartier du Louvre » et situé entre les palais du Louvre et des Tuileries, ce lieu fut « rayé de la carte » pour achever le Grand Louvre sous Napoléon III. Habité du néolithique aux années 1850, ce fut pourtant le cœur battant de la vie politique, artistique et culturelle. Rayé de la carte – sur les traces du Louvre oublié de Jonathan Siksou, éditions du Cerf, 2017.
Capitale de Jonathan Siksou, éditions du Cerf. LRSP (livre reçu en service de presse).
Illustrations : (en médaillon) Jonathan Siksou ©Causeur / Éditions du Cerf.
Cet article me rappelle que lorsqu’on visite une visite une ville européenne on visite seulement les vieux
quartiers historiques. Tout ce qui a été construit après 1945 présente peu d’intérêt à quelques exceptions près. Et les guides touristiques vont rarement vous amener à franchir le périphérique de n’importe quelle ville. Je me demande ce que les touristes de 2500 visiteront de notre époque.
Votre remarque est juste concernant les villes européennes (tout autre chose pour une ville comme Tokyo par exemple). Difficile de répondre à votre question : y aurait-il encore des « touristes » pour voir le monde en 2500? Et y aura-t-il un « monde » à voir à cette date?