Patrick Corneau

Est-il nécessaire de rappeler au lecteur que l’écriveur – le scribe – n’est pas l’écrivain, pas plus qu’Alter n’est Ego ? Mais le « dire » (et peut-être la vérité), s’inscrit dans cet écart.

Aperçue dans l’atmosphère poussiéreuse mêlée d’haleines d’une salle de classe, une feuille solitaire qui tremblotait au faîte d’un arbre a éclairé son destin.

Enfant ardemment silencieux, il écoutait, observait. Sa présence troublait : un glaçon jeté dans un verre de Porto.

Adolescent, son père le traitait de « grand inutile » ; c’était, croit-il, un compliment.

Ses parents accumulaient les albums-photo de famille car celle-ci était dite « nombreuse ». Un jour il se rendit compte qu’il y était très peu présent. Ce fut comme une révélation.

Son père qui n’était pas particulièrement sociable – il était d’une compagnie agréable avec ceux qui lui ressemblaient… – avait quelques qualificatifs bien sentis à l’égard des médiocres : peigne-cul, belou, branquignol, pèquenot, minus-habens… Certaines de ces injures (assez datées il est vrai) lui viennent spontanément à la bouche au volant. C’est dire combien l’habitacle d’une automobile appelle les régressions du cerveau reptilien.

Assis au bout de la table familiale à la gauche de sa mère, parfois à la fin d’un repas, celle-ci posait sa main sur la sienne.

Après son léger AVC sa mère fut assignée à résidence dans une immobilité grabataire et un éternel présent. Elle était comme un animal qui ne regrette rien, ni ne prévoit rien – donnant l’impression de vivre dans un corps et un monde qui n’étaient plus tout à fait les siens. Jusqu’à la fin – « présente ailleurs » – elle supporta ce désastre avec constance, courage et dignité.

Sa mère pendant le dîner, alors qu’il lui présente une cuillerée en disant « Tiens, Maman » : « Qu’est-ce que ça me fait plaisir que vous m’appeliez Maman ! »

Incuriosité, peur d’être indiscret ou indélicat, il n’ose aborder certains sujets intimes ou fâcheux. Des questions à ses parents, sur eux-mêmes, sur leurs vies le taraudent. Maintenant c’est trop tard, il ne saura jamais, même penché sur leur tombe toute une nuit… Ces silences définitifs creusent plus douloureusement l’Absence.

« Tu t’organises ! » avait pour habitude de répéter une de ses tantes. Faire face au « métier de vivre » avec cette injonction si petite-bourgeoise incitait à succomber aux attraits les plus « désorganisés » de la vie.

Son neveu est admis dans une grande école de commerce. La dernière fois qu’il l’a vu, il était en classes préparatoires et lisait Harry Potter – aujourd’hui il lit les Mémoires de Barak Obama et rêve de gagner des Bitcoins.

Lorsqu’à la fin d’un repas, il a vu cette parente finir son pot de crème-dessert en raclant les parois millimètre par millimètre de bas en haut pour en extraire le moindre reste, son tempérament apparut et tout ce qu’il savait d’elle lui fut rétrospectivement confirmé. Si les paroles trahissent, il y des gestes qui tuent.

Les seules questions qu’on lui posait portaient sur le jour, l’heure de son arrivée et puis le jour, l’heure de son départ. Entre ces bornes, il était transparent.

Quand il fallut descendre son père dans le trou du caveau familial ce fut difficultueux, ça ne passait pas, les employés des pompes funèbres s’y reprirent trois ou quatre fois. Quand ce fut le tour de sa mère, mêmes difficultés : le cercueil rechignait. Le fossoyeur apparemment ivre poussa quelques jurons et descendit dans la fosse ; on entendit des coups et des raclements ; l’homme ressortit aidé par les croque-morts. Les cordes coulissèrent et sa mère reposa enfin sur mon père.

Elevé dans une famille où l’on ne s’épanchait pas, où l’on ne « s’occupait pas des autres » et encore moins de soi-même, explique peut-être pourquoi l’étalage des sentiments lui a toujours paru plus vulgaire, plus obscène qu’une image érotique. Peu de goût pour les effusions, donc.

Le « coup de vieux » absolu, définitif, ce fut lorsqu’en discutant avec ses étudiants, ils lui signalèrent d’un air très dégagé que c’étaient leurs grands-parents qui avaient connu Mai 68

Longtemps il a désiré posséder un certain livre ; il le découvre enfin chez un libraire ou un bouquiniste. Dès qu’il est chez lui, en sa possession, il l’intéresse beaucoup moins. Parfois, plusieurs semaines s’écoulent avant de l’ouvrir.
Le livre est en cours de lecture : ou bien il l’intéresse moyennement et l’abandonne aux deux tiers, ou bien il le passionne et, néanmoins, arrête la lecture pour faire autre chose alors qu’il a très envie de connaître la suite.

Impression après une vie de lectures de n’avoir jamais eu d’idées personnelles. Plus les lectures prolifèrent, se disséminent et plus le nécessaire travail de synthèse devient difficile, à la limite impossible. L’incohérence guette ainsi que l’émiettement de la personnalité.

Hésitations perpétuelles : marques d’un manque de confiance et d’une nature peu assertive. Déjà, il n’y en avait pas beaucoup au départ ; il n’y en a jamais eu, pas vraiment, peut-être des petites bouffées passagères, éphémères – jamais un fond, un fondement. Ainsi resta-t-il fidèle à sa nature qui était de n’en avoir aucune.

Ne croyant au fond à rien (ou presque rien), il est surpris de la vigueur avec laquelle il prend un parti dans les conversations. C’est comme s’il suspendait son nihilisme latent pour laisser libre cours à ses impressions du moment. Parfois, on lui reproche son emportement ; lui-même a honte d’être soudain « monté sur ses grands chevaux » à propos d’un sujet tout-à-fait mineur qui, en vérité, lui est indifférent.

Il ne croit pas au dialogue. Ou bien une partie des débatteurs ne comprend pas le problème, ce qui est rédhibitoire ; ou bien la manière de le poser n’est pas commune entre eux. Trop souvent l’amour-propre empêche l’écoute. Il n’y a donc pas de solution. Celle-ci viendra des événements ou bien le hasard fera basculer les choses.

Par manque de passion ou parce qu’il n’arrive pas à adhérer à ce qu’il fait, il est incapable d’écrire un long roman – même médiocre.

Grande collection de carnets genre Moleskine, lignés ou non, mais tous vierges, certains encore sous cellophane. Tous en attente. En souffrance depuis des lustres…

Incapable de tenir un journal : il n’a pas la force de surmonter l’abomination qu’est l’apitoiement sur soi.

Hantise enfantine d’avoir à écrire sur la page gauche d’un cahier, où inéluctablement la graphie de son écriture se décompose, s’illisibilise

Pas de révolte mais des indignations, toujours intellectuelles – rien de plus. Extérieurement, bon citoyen, esprit posé. Mais à l’intérieur, le penchant critique a corrodé toutes les doctrines, toutes les certitudes.

A partir d’un certain degré de conscience, la plénitude du vécu nous échappe. Il sait que la lucidité se paie par une montée de l’égoïsme : désillusion, déception, amertume, repli sur soi. La bonté pourrait renverser le processus, mais l’ironiste n’en a pas.

En khâgne une condisciple douée pour le dessin décida en fin d’année de portraiturer leur petit groupe d’amis, chacun fut caricaturé selon son trait dominant : elle le représenta en Danaïde remplissant à l’infini un tonneau percé…

Il lui a suffi de soulever imprudemment le voile d’une complexion en apparence sereine et insouciante pour entendre prononcé (par ses proches) le mot : « neurasthénie ».

Passé la cinquantaine, il a cessé d’être jaloux parce qu’il s’est dépris des êtres et des choses. L’envie s’est effacée. Ce basculement fut irréversible. Parce que convaincu de son peu de consistance. Un faible étiage de l’amour-propre aide à cette prise de conscience. La légèreté acquise n’apporte pas un sentiment de bonheur.

Né dans une famille nombreuse, il s’est toujours senti un fils unique, fait pour la solitude. Rien ni personne ne lui a jamais manqué ; il n’a jamais cherché à combler une absence. Nature profondément célibataire.

Oscillations entre apathie et impatience, entre abattement et frénésie. Signes d’un désaccord avec le temps, d’une perte du rythme.

Quand il est heureux, il devient nerveux et agité. Alors possiblement congruent. Dès qu’on augmente en soi la sincérité, on augmente aussi le risque de charger, de faire l’« l’intéressant »… Cela indispose. Alors la sanction ne tarde pas.

S’il exprime ses opinions, il est trop long, il raffine – il lasse. Ou, inversement, va au plus pressé par crainte d’ennuyer. Le résultat est le même : il se cache derrière les mots. Pourtant parler de soi lui semble ridicule.

Entendant sa voix enregistrée, il est surpris par le ton prétentieux, pédant, affecté, finalement assez désagréable. Il n’aimerait pas côtoyer cet individu. Comment faire comprendre à cet autre d’en rabattre un peu ?

La réserve et la pondération dont (socialement) on l’a toujours crédité (et parfois félicité), ne sont peut-être issues que d’un manque de convictions profondes, la manifestation d’une absence de personnalité. Les fruits imputrescibles d’une éducation “à mort” ?

Le peu de fois où il a été persécuté ou subi un grave préjudice, il a été plus étonné, décontenancé que malheureux. L’homme étant mauvais comme nous l’enseignent presque tous les moralistes, cela était dans l’ordre des choses.

Il ne se sent aucun droit. Le pathos des « Droits de l’homme » et les gémissements contemporains le font sourire.

Parfois il s’imagine corrigeant sévèrement une petite frappe dont le comportement dans le métro l’exaspère : colère d’homme vieillissant et bien élevé.

La soixantaine passée : l’âge où l’on entre dans la définitivité

Il fut vieux jeune (peur du bruit, dégoût de l’agitation et de la rivalité). Très en avance sur son âge. Puis la vie martelant son âme, il devint un jeune vieux. Très en retard sur son âge (mariage, carrière, écriture). Comme on naît tard à soi !

Il échoua à se déprendre du penchant à se complaire dans ses mélancolies.

Il ne voulait pas mourir avant d’avoir dit – volonté insensée et secrètement pathétique dont la trace s’effacera comme un sillon sur la mer.

Illustrations : En médaillon, Le cri de Munch (Inflatable The Scream Doll Zest For Life) / Photographie ©LeLorgnonmélancolique.

Prochain billet le 18 juin.

  1. Breuning Liliane says:

    C’est magnifique, Monsieur Corneau! Je ne saurais dire à quel point je suis touchée par certaines choses que vous écrivez. Quand un homme se révèle – comme vous le faites – c’est bouleversant.

Répondre à Breuning LilianeAnnuler la réponse.

Patrick Corneau