Patrick Corneau

Connaissez-vous Nicolás Gómez Dávila (1913-1994) ? Il est probable que non. Pourtant, en paraphrasant Alexandre Vialatte on pourrait dire qu’il est un auteur notoirement méconnu. Cette méconnaissance vient du fait qu’il nous vient d’un autre monde, culturellement différent du nôtre puisque sud-américain (Colombie) et surtout parce que cette figure est difficilement classable : écrivain, penseur, philosophe, et même anti-philosophe ? Voilà un homme qui de sa vie n’a jamais recherché quelque visibilité que ce soit. Sa biographie est extrêmement terne : issu d’une famille aisée ayant fait fortune dans le commerce du tissu, son existence presque entièrement sédentaire, n’a consisté qu’en une réclusion quasi perpétuelle dans sa maison-bibliothèque aux trente mille volumes de Bogotá. Peu de vie publique excepté sur la fin – car il se mit à écrire tard (64 ans) – mis à part quelques réunions dominicales (« tertulias ») avec ses amis, lesquelles ne furent pas suffisantes pour créer une école ou un mouvement de pensée, à supposer que, la reconnaissance venant, il l’eut voulu. Bien que sollicité, il a toujours refusé d’être un professeur en chaire et critiqué cette conception scolaire ou professionnelle de la philosophie, de même qu’il n’a pas poursuivi d’études supérieures, bien qu’il ait contribué à la fondation d’une des plus prestigieuses universités de son pays.

Si la réception de cette œuvre profonde et esthétiquement singulière a été difficile, c’est notamment à cause du choix du fragment comme mode d’expression et pour le mépris envers la culture hispanique que Nicolás Gómez Dávila a toujours affiché, notamment pour la Colombie (un pays qui n’existe pas disait-il), lui qui avait été éduqué en France, était imbibé de culture humaniste européenne, lisant dans le texte la plupart des auteurs classiques gréco-latins (et judéo-chrétiens). Tous ces obstacles et réticences sont déclinés et remarquablement commentés dans Nicolás Gómez Dávila, penseur de l’anti-modernité par Michaël Rabier, docteur en philosophie et chercheur à l’École pratique des hautes études (EPHE) qui, avec cette biographie intellectuelle d’une étourdissante richesse* publiée par L’Harmattan, entend bien sortir de la relégation ce « cas à part » dans le paysage philosophique et littéraire du XXe siècle. Pour la première fois, le lecteur français dispose d’un livre extrêmement abouti afin d’appréhender la pensée complexe et radicale d’un philosophe qui n’entre dans aucun des principaux courants philosophiques établis (marxisme, existentialisme, phénoménologie, etc.). 

Ceux qui connaissent déjà Gómez Dávila, j’en suis – savent qu’un parfum de réprobation environnait de longue date sa personne car il aimait se présenter comme un « réactionnaire authentique » – nom choisi comme titre pour un de ses rares recueils d’aphorismes traduits en français aux éditions du Rocher. Or sa conception de la réaction est absolue, plus spirituelle d’ailleurs que politique et doit être scrupuleusement distinguée du conservatisme, qui, à ses yeux, parce qu’il est avant tout hostile aux changements brutaux et aux innovations sans examen est pris dans un paradoxe insoluble que pointe Michaël Rabier : « [Le] conservateur ne peut plus rien conserver parce que ce qu’il voulait conserver a disparu ou presque, ou alors ce serait conserver les résultats de ce à quoi, grosso modo, il s’opposait : la Révolution ». À cette difficulté, Gómez Dávila oppose la pureté du réactionnaire qui trouve sa source, non pas chez Joseph de Maistre ou Louis de Bonald mais chez Platon et la tradition orphique. Gómez Dávila se considère comme un « restaurateur » de la raison, du logos, c’est-à-dire un éternel questionneur retournant sans cesse aux sources de l’étonnement philosophique, même si cela doit passer, paradoxe, par la destruction non pas d’idoles, mais, presque, d’idées figées : « La tâche du philosophe ne consiste pas tant à inventer des idées qu’à empêcher que les idées forment une croûte sur la pensée. Détruire est sa véritable tâche systématique. Dans le fond, le système d’un philosophe n’est rien moins qu’une machine de guerre afin de combattre les idées qui le dérangent et ce sont ses disciples qui transforment l’appareil militaire en commode résidence. » 

Par conséquent, Gómez Dávila ne prétend pas à l’originalité ou plutôt à la nouveauté, revendication typiquement moderne. Et malgré qu’il en ait, il s’inscrit de toute évidence dans la tradition de l’aphorisme ou des « penseurs de l’éclair » comme les nomme George Steiner, depuis Héraclite jusqu’à Wittgenstein et même Gustave Thibon, Simone Weil, en passant évidemment par les moralistes français, les romantiques allemands, Schopenhauer, Nietzsche dont on sait ce que ceux-ci doivent à ceux-là. En s’inscrivant dans cette filiation de penseurs non-systématiques, existentiaux pour ne pas dire « existentialistes » (Pascal, La Rochefoucauld, Kierkegaard, Nietzsche, Wittgenstein encore une fois, Cioran, Dominique de Roux, Philippe Muray, etc.) Gómez Dávila manifeste sa méfiance dans les pouvoirs de la pure raison ou d’un rationalisme ratiocinant, de parvenir, seuls, à une quelconque vérité. Cette « anti-philosophie » ou critique des « philosophes » est une caractéristique des penseurs contre-révolutionnaires et réactionnaires.

Gómez Dávila appartient à la lignée de ces derniers philosophes, moins intéressés par l’invention de concepts ou la construction de systèmes, que par la transformation de la conception et de la vision que l’homme a de lui-même et du monde. C’est par l’« originalité » soit littéralement dans le retour à l’origine, aux racines, que l’on doit procéder, affirme-t-il en filant cette métaphore végétale : « Le philosophe original ne se greffe pas sur le tronc de la philosophie qui le précède, il se greffe sur les racines. » Cette digestion des sources, c’est-à-dire l’incorporation donc l’appropriation du plus ancien – qui dans sa primeur, son surgissement est parfaitement intemporel – ne peut se faire que par un processus de lecture/écriture tel que le conçoit, et le vit, Gómez Dávila, à savoir un exercice spirituel en forme de palimpseste visant une véritable transformation de l’être, autrement dit une metanoïa, « une mutation de l’esprit ». 

Il faut rappeler que l’adhésion difficultueuse à l’œuvre de Gómez Dàvila s’explique par le choix du fragment comme nous l’avons dit ou, selon ses termes, de la scholie pour exprimer sa pensée. Il soutient, de manière paradoxale, que cette forme est plus « totale » que la systématisation du savoir avec les grands récits classiques. D’après Michaël Rabier, le fragment selon le Colombien doit certes être vu comme une totalité en soi, une individualité, mais une individualité organique, celle-ci renvoyant comme une image, en petit, de la totalité entière (le Grand Univers des occultistes) toujours insaisissable. Un peu comme le microcosme serait un reflet du macrocosme. Avec la scholie (du grec skhólion lui-même provenant du terme skholè et signifiant « occupation studieuse », activité dédiée à l’« étude »), Gómez Dávila s’inscrit ici dans cette autre tradition, antique, médiévale et humaniste (au sens des « humanités »), de recueil des pensées passées, commentant l’héritage de la culture occidentale à partir de ses vestiges. Il s’agit donc également d’une œuvre de restaurateur, de lecteur et de passeur, à travers le recours à la citation, l’allusion, la paraphrase ou le plagiat pur et simple – à la manière de Montaigne qu’il revendique comme son « saint patron ».
Comme le souligne Michaël Rabier, la maxime constitue, sans doute, le genre « aristocratique » par excellence – et l’aphorisme parce qu’il nécessite la complicité intellectuelle et culturelle du lecteur s’adresse aux happy few : « Omettre entre les idées le ciment des lieux communs, c’est proposer au lecteur qu’il collabore à une même entreprise architecturale. » La métaphore architecturale qu’utilise ici Gómez Dávila implique que les fondations soient posées et donc acquises préalablement à toute compréhension afin d’éviter à l’écrivain des éclaircissements superflus. En somme, le lecteur doit comprendre les sous-entendus (l’implicite) et ne peut d’emblée être un lecteur « commun ».

On comprend aisément que par sa radicalité, son « élitisme », ce contempteur effréné de la modernité n’est pas en odeur de sainteté dans certains milieux, universitaire particulièrement (malgré l’initiative courageuse de son premier traducteur Philippe Billé** de l’Université de Bordeaux Montaigne). Sa critique de la « religion démocratique », alliance de l’athéisme, du progressisme, du subjectivisme et du déterminisme, n’a fait qu’aggraver sa mauvaise réputation et quelques allusions de-ci de-là d’Alain Finkielkraut dans ses émissions (ou de Michel Onfray dans ses diatribes) ne l’ont pas aidé…
N’importe : ceux qui chercheront en Gómez Dávila un penseur politique continueront de s’indigner en agitant les chiffons rouges que sont les mots « réactionnaire », « conservateur » – concepts caméléons où des insoumis un peu énervés projettent frustrations, colères ou ressentiments. Ceux, au contraire, qui identifieront le puissant métaphysicien se réjouiront des fulgurances de la pensée paradoxale de ce « conservateur contemplatif » qui croit moins en l’action qu’en la conversion, indubitablement convaincu qu’avant d’agir – si toutefois c’est encore possible – il faut observer, penser et transformer son esprit plutôt que le désordre du monde.

* J’avoue qu’il est rare de trouver l’adaptation au public cultivé d’une thèse donnant un tel plaisir de lecture : l’ensemble de l’histoire de la philosophie est re-parcouru avec l’intelligence déliée d’un savoir sans jargon et surtout non pontifiant.
** Philippe Billé, Studia daviliana. Études sur Nicolás Gómez Dávila, La Croix-Comtesse, Chez l’auteur, 2003.

CHOIX de scholies de Nicolás Gómez Dávila

Nicolás Gómez Dávila, penseur de l’antimodernité, de Michaël Rabier, L’Harmattan, 382 p., 2021.
Critique du droit, de la justice et de la démocratie de Nicolás Gómez Dávila, précédée d’une introduction critique de Tomas Molina, traduit de l’espagnol par Michel Bibard, Éditions Hérodios, 80 p., 2021.
LRSP (livres reçus en service de presse).

Illustrations : En médaillon, portrait de Nicolás Gómez Dávila / Éditions L’HarmattanÉditions Hérodios.

Prochain billet le 6 juin.

  1. serge says:

    Ne sous-estimez pas l’érudition de votre commentateur. Je connais bien cet auteur et « le réactionnaire authentique » est en bonne place dans ma bibliothèque.
    Voici l’occasion de rappeler le très original blog de Philippe Billé: «journal documentaire »
    Au plaisir

    1. Patrick Corneau says:

      Cher Serge, loin de sous-estimer le sagace commentateur que vous êtes, je sais d’instinct que vous faites partie des « happy few » gomezdaviléens. Je suis sûr que l’essai de Michaël Rabier va vous combler.
      Lorgnon bas,

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Patrick Corneau