Patrick Corneau

Il y a des phrases en littérature comme en philosophie qui sont comme des morceaux de sparadrap qui collent à la semelle : impossible de s’en débarrasser ! Elles se ramènent (et « la ramènent ») à la moindre occasion. Il y a des épidémies d’idées disait Paul Morand, leur « viralité », leur opportunisme versatile est souvent suspect. Parmi cette cohorte de phrases brillantes, énigmatiques, cultes que l’on ressasse comme des mantras (si elles ont réussi à capter la mémoire collective, elles finissent par s’user comme des galets), certaines vous trottent davantage dans la tête que d’autres, celles de Wittgenstein particulièrement.
Il faut se méfier des gens que tout le monde s’accorde à qualifier d’intelligents. Et plus encore lorsque, comme dans le cas de Wittgenstein, réputé pour son indéniable génie raisonneur, la phrase la plus souvent citée ne paraît pas, à l’examen, si intelligente que cela.
« Ce dont on ne peut parler, il faut le taire », a dit Wittgenstein en conclusion de son Tractatus logico-philosophicus (1921).
Cette phrase mérite de toute évidence une place d’honneur dans l’histoire de la mythification du silence, de l’aphasie comme posture, peut-être aussi comme alibi commode pour quelques phraseurs à court d’inspiration*. Mais on peut se demander si ce ne serait pas la place du ridicule. Car, comme le dit Maurice Blanchot**, « le précepte de Wittgenstein, trop fameux et tellement rebattu, montre en effet que, puisque c’est en l’énonçant qu’il aura pu s’imposer le silence, c’est donc que pour se taire il faut parler. Mais avec quelle sorte de mots ? » Blanchot aurait pu dire tout simplement que ce n’était pas la peine de préparer tant de bagages pour un si petit voyage ou, pour être dans le registre, la montagne philosophique n’accouche-t-elle pas d’une non-souris littéraire ?
D’ailleurs Wittgenstein se sera-t-il vraiment imposé le silence ? En vérité, seulement dix petites années de silence spéculatif ! Il est de ces philosophes dont les pensées leur sont étrangères et qui, par manque de courage, restent toujours à l’écart de ce qu’ils professent – comme s’ils craignaient d’être contaminés par le matériau qu’ils manipulent.
De fait Wittgenstein parla peu, mais il parla. Et c’est une bien étrange image que de dire que, si, un jour, quelqu’un publiait dans un livre les vérités morales exprimées en des phrases claires et vérifiables au point de donner le sens absolu du bien et du mal, ce livre provoquerait une sorte d’explosion de tous les autres, les ferait éclater en mille morceaux. Comme s’il avait lui-même désiré écrire un livre susceptible d’éliminer tous les autres. Quelle sinistre ambition !
Mme de Staël, en son temps opposait à la littérature la musique, seule capable d’exprimer « les sentiments indéfinis, vagues et cependant profonds, que la parole ne saurait peindre », tandis que Chateaubriand se fit fort de rendre l’ineffable de l’émotion, en équilibre entre présence et absence, orchestrant verbalement avec le talent que l’on sait ce demi-silence. On est passé d’une conception romantique du langage où l’on accorde au « dire » poétique ou littéraire la possibilité de pouvoir exprimer ce qui dépasse la parole au constat, ou même à l’affirmation péremptoire de son impossibilité.

Il y a des précédents à cette folie du livre ultime, terminal… Sans remonter à Moïse, avec ses Tables de la Loi, dont les quelques lignes se sont montrées bien incapables de révéler la grandeur de son message même si l’on ne peut nier l’efficace de son action pétrifiante, il y a plus près de nous le fameux Livre de Mallarmé, l’un des écrits les plus étranges qui soient. À ce Livre total devait aboutir, selon Mallarmé, toute littérature et toute réalité. Par un ballet métaphysique, le « Livre » alliait, en une démarche surprenante mais fondamentale, recherche de structures et quête de l’essence du poème. Mallarmé prévoyait l’organisation de séances, quasi religieuses, où le poète aurait commenté l’œuvre devant des assistants qu’assemblait un cérémonial… Ce « Livre » a choqué bien des esprits, parce qu’il est une limite de l’esprit et, au fond, de tout art. Comme Dieu, comme la vie, il est absurde, impensable, il existe sans exister vraiment, à la manière des chimères.

Comme le dit Alban Pfitzner dans un article*** que je viens de lire, le livre absent de Wittgenstein, le livre qu’il rêvait d’écrire pour en finir avec tous les autres livres jamais écrits, est un livre impossible dans la mesure où le seul fait qu’il existe des millions de livres est la preuve irréfutable qu’aucun d’eux ne contient la vérité. Et, de plus – me dis-je en ce moment où le confinement nous convie à des bâfrées de lectures -, quelle abomination s’il n’existait que le Livre de Mallarmé ou celui de Wittgenstein et que nous soyons condamnés à respecter dorénavant leur loi du silence !

* Combien d’artistes et d’écrivains souvent médiocres, mais décidés à tout, se sont laissés éblouir par cet autre mantra rimbaldien : « Il faut être absolument moderne. »
** « Le problème de Wittgenstein » in La Nouvelle Revue Française (n° 131, Novembre 1963), Gallimard.
*** Nordic Wittgenstein Review (NWR) Volume 9, 23-03-2020.

Illustrations : photographies origine Wikipédia.

Prochain billet le 16 avril.

  1. Isabelle Brunier says:

    Ce dont on ne peut parler… ce n’est, pourquoi pas, peut-être qu’un empêchement momentané. Ce qui nous amuse, c’est l’exploration et Dieu merci, il y a une vie après Wittgenstein!

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Patrick Corneau