C’est dans la revue Conférence que j’avais lu et aimé François Debluë, auteur vaudois dont l’œuvre est en majeure partie poétique, mais aussi composée de récits et d’aphorismes – aujourd’hui cette même voix nous offre un récit, sous-titré curieusement « Rêverie ».
François Debluë met ses pas dans ceux, prestigieux, de lʹapôtre et de lʹévangéliste Jean pour nous restituer la mort, la résurrection puis La Seconde mort de Lazare, cet ami de Joshua revenu à la vie par les dons de thaumaturge du prophète. La résurrection de Lazare constitue le dernier miracle du Christ et contribuera à sa perte, puisque ce prodige sera considéré comme un sacrilège. Ce miracle en effet a enfreint tous les interdits et franchi les limites les plus sacrées. Jésus serait-il mort dʹavoir rendu à la vie son ami Lazare ? Mais après ? Qu’est-il advenu de Lazare ? Comment a-t-il vécu avec ce passé et, peut-être, cette culpabilité ? Et comment a-t-il fini par mourir ? Ce questionnement métaphysique, existentiel, somme toute plutôt insolent, François Debluë a choisi de l’explorer en narrant ce prodige – ou cette imposture – en cent deux tableaux écrits dans la langue la plus dépouillée, la voix la plus « blanche », la plus évangélique en somme. Aussi éloigné qu’on peut l’être de toute lecture dogmatique ou de toute exégèse biblique, c’est sur le ton de la parabole que François Debluë s’approche de cette « Communauté des morts » à laquelle Lazare cauchemarde d’appartenir.
La grande originalité de ce récit est de présenter un haut fait – c’est le moins que l’on puisse dire d’un miracle ! – mais pas en historien, ni en théologien, mais en se transportant dans la tête des acteurs ou témoins de l’époque, tels qu’ils reçurent l’événement, soit comme un banal « fait divers » : un pêcheur est retrouvé mort au bord d’un lac, et un certain Joshua, de passage, l’a ressuscité. Ce renversement de perspective autorise un rapport d’étonnement face à cet épisode « retentissant » qui dès lors nous apparaît tout autre.
Au fond, Lazare n’a rien demandé. Il n’est qu’un homme ordinaire. Il est perplexe, ressent des poussées de colère. Doit-il éprouver des obligations particulières ? Contrairement à Jésus, qui « monta au ciel », Lazare poursuivit son existence terrestre parmi les siens sans connaître la résurrection glorieuse du fils de Dieu. Mais qu’est-ce donc que cette renaissance qui lui a été octroyée ? Pour François Debluë, elle est peut-être avant tout un passage, une rupture, l’avènement d’une seconde vie dans la vie même du miraculé. Une existence continuée, mais sur un mode nouveau, désormais entrelacée de la mort. C’est bien cette existence des « survivants » qui est concernée et c’est à eux que l’auteur dédie ce livre. On pense bien sûr à ces survivants suprêmes, dépossédés d’eux-mêmes, que sont les déportés de retour des camps nazis, à proprement parler revenus d’entre les morts, et qui désormais « tentent de se frayer un chemin à travers cet Insaisissable Camp, qui, à nouveau, les entoure, les envoûte, les déroute » (Jean Cayrol dans ses récits lazaréens*). Mais on peut penser aussi à tous ceux qui ont échappé à un attentat, à une attaque terroriste et que la mort a frôlés. Entre lʹordinaire des jours et des peines, des travaux des champs, des chamailleries des enfants ou, plus gravement, des exécutions publiques, c’est un autre Lazare qui revient ainsi à la vie. S’il retrouve peu à peu sa femme Abigaïl, ses enfants, ses voisins, Zacharie l’intendant de son domaine, de fait, c’est un autre homme qui revient à lui et que ses proches ne reconnaissent pas toujours. C’est par de minces détails, de petites touches que subrepticement François Debluë nous convie à suivre la lente métamorphose de Lazare. Vivant une véritable metanoia, Lazare se trouve placé face à ce grand mystère auquel l’a convié le Ressuscité de Bethléem : comment appréhender la vie après la mort ou la mort dans la vie ? Certes celle-ci reprend, mais rien n’est plus comme avant. Lazare est balloté, partagé, en proie à des sentiments contraires ; il ploie sous la culpabilité de la mort de son ami Joshua, crucifié – à cause de lui, pense-t-il – quelque temps après l’avoir ramené à la vie. Il connaît l’amertume et l’éloignement des siens. « En lui, un silencieux désespoir se frayait de sûrs chemins », écrit François Debluë. Ce second Lazare est plus fragile que le premier, comme si était révélée la face d’ombre d’un homme naguère solaire.
Mais le monde que cet homme, amaigri et comme vieilli par l’expérience subie, redécouvre a pris une autre consistance, il paraît plus réel, plus vivant, plus rutilant, plus attirant comme si un voile était tombé. N’est-ce pas Joubert qui disait qu’« on ne comprend la terre que lorsqu’on a connu le ciel ». D’anciens désirs se rappellent, de nouvelles tentations se font jour. Au cours de cette seconde existence, Lazare, se rend coupable d’adultère avec Sarah la femme de son contremaître et rencontrera l’humiliation puis l’opprobre.
Pour évoquer ce destin, François Debluë s’est projeté avec une impeccable empathie dans l’intériorité du personnage Lazare, laissant résonner en lui son histoire, la stupeur qui l’envahit, les affres qu’il traverse, l’esseulement qu’il éprouve. Métaphoriquement, la solitude de Lazare est aussi la sienne, de même que le silence et, à la fin du récit, le retrait du monde de l’ami de Jésus. Entrer en relation intime avec les hommes du passé est un procédé dont l’auteur s’acquitte avec une singulière facilité dont témoignait déjà sa Conversation avec Rembrandt (Seghers, collection « Passage des arts », 2006). L’identification, lorsqu’elle est menée avec tact et talent, est le point de départ d’une rêverie bien plus féconde que les banales transpositions à l’époque contemporaine. Plus entraînant pour le lecteur, François Debluë a préféré inscrire son récit dans la période historique d’avant le christianisme, à une époque où Jésus porte encore le nom de Joshua et vit parmi les Juifs. C’est grâce à des éléments factuels très simples mais très précis et concrets que revit pour nous, sous sa plume, la Palestine au temps d’Hérode et de Ponce Pilate.
A mesure que le récit progresse, les années passant, nous voyons Lazare s’éloigner de « sa mort et résurrection » pour connaître de multiples tourments, les malheurs s’accumulant sans répit sur la route de cet homme autrefois si comblé. Comme si une injuste malédiction le visait. Après un regain de vitalité trompeur, finalement sacrificiel et fatal (pour Sarah), Lazare disparaît lentement à soi et aux autres, s’effaçant doucement, diminuendo, de cette terre pour devenir une ombre, à peine un souvenir. Tout le tranchant du malheur est émoussé parce que Lazare semble, dans une absence à soi-même, se détacher de son propre destin.
L’écriture de François Debluë accompagne ce retrait volontaire par une douceur inattendue – une douceur toute poétique. Comme si, en évitant l’hystérie des prophètes, par une mise à distance de la violence inhérente au pathos, il recherchait une forme de conjuration et, peut-être, de prière païenne empreinte de stoïcisme. La paix qui nimbe le drame inaugural du livre ne s’absente jamais des pages suivantes, quelles que soient la fureur dont le récit est traversé et l’horreur des événements survenus. La mort de Jésus, les scènes d’incendie ou de lapidation, sont rapportées en quelques phrases, avec une retenue et un dépouillement saisissants, comme des brèves de journaux. Ce parti pris d’un ton mineur, sans ostentation stylistique, non épique, à la limite même de la fadeur rend la lecture de ce texte fascinante, le nimbe d’une beauté profonde, d’une lumière sereine dont la source doit être cherchée dans l’inspiration même qui l’a fait naître et qu’a rapportée avec une simplicité désarmante François Debluë dans une interview : « J’étais au volant de ma voiture et je me suis dit : Lazare a dû mourir une deuxième fois ».
La seconde mort de Lazare a obtenu cette année le Prix suisse de littérature dans la catégorie des romans en français avec Le Zoo de Rome de Pascal Janovjak.
* Œuvre lazaréenne de Jean Cayrol, avant-propos de Jean-Marc Roberts, Le Seuil, 2007.
La seconde mort de Lazare de François Debluë, éditions L’Âge d’Homme, 2019. LRSP (livre reçu en service de presse).
Illustrations : photographie de Patrick Gilliéron Lopreno / Éditions L’Âge d’Homme.
Prochain billet le 28 février.