Tiens et si l’on parlait des femmes ? Non, pas des féministes, ni des femen, ni des voix imprécatoires qui dénoncent, vilipendent, abominent… Non, des femmes qui ne font pas de « tapage », qui ne se reconnaissent pas forcément dans les premières mais qui œuvrent à leur place, dignement, obstinément, fièrement pour que ce monde tienne, bref cette plus que moitié de l’humanité qui « maintient » – alors que l’autre, plutôt masculine dans sa teneur la plus agitée, s’acharne à « perdre »… Des femmes qui sont moins attachées à l’orgueil (il leur est indifférent de paraître faible) qu’à l’esprit de générosité ; qui feront toujours passer l’esprit d’indépendance devant leurs passions, quelles qu’elles soient, avec une finesse naturelle, une prudence avisée.
Deux livres remarquables nous conduisent vers elles, tous deux publiés par les éditions des Belles Lettres : Femmes savantes et La révolte de Madame de Merteuil de Dominique Aury.
Femmes savantes ou plutôt lettrées : ces femmes de toutes les conditions et de toutes les époques (de la Renaissance à nos jours) ont pour point commun leur engagement en faveur des lettres anciennes. Sages et sagaces, parfois téméraires, pionnières de l’émancipation féminine, ces héroïnes du latin et du grec ont préféré aux travaux d’aiguille les travaux de plume. Femmes de leur temps et femmes d’exceptions, intellectuelles dotées d’un esprit aussi curieux que passionné, ces grandes dames du temps jadis ont donné un visage nouveau à l’humanisme, un visage admirable et féminin !
Laure de Chantal, normalienne et agrégée de Lettres Classiques qui travaille aux Belles Lettres et dirige la collection « Signets », a eu l’heureuse idée de rassembler dans cette galerie des portraits à la fois classiques et atypiques, soit douze femmes que leur condition a eu tendance à pousser dans l’ombre. Nous est donnée ainsi l’occasion originale de faire la connaissance de Perrette Bade, de Julie Favre ou de Catherine Desroche, de partager le courage et l’acharnement de Juliette Ernst, de découvrir l’originalité et l’éclectisme de Marie Delcourt, la liberté de l’amie de Voltaire, Mme du Châtelet et de Marguerite Yourcenar, la constance et la belle clarté professorale de Jacqueline de Romilly. Loin de tout militantisme, de tout esprit de revanche, ces visages attachants dessinent l’histoire de la condition féminine où il a été si difficile, si peu naturel d’être reconnue pour ses qualités intellectuelles. Des femmes savantes il est bien aise d’en rire quand elles sont des bas-bleus, il l’est tout autant quand elles sont femmes d’esprit.
Se saisissant des deux vers mémorables de Molière (Il n’est pas bien honnête, et pour beaucoup de causes / Qu’une femme étudie et sache tant de choses), Laure de Chantal ironise sur le prétexte facile que ces vers – glissant sur « la pente douce et dangereuse du préjugé » – a pu donner à tous ceux (mâles en majorité mais pas toujours !) qui voulaient entraver l’évolution de la condition féminine. La formule de Molière a malheureusement servi d’opportune caricature pour dénigrer toute postulante à jouer à armes pas toujours égales (culturellement, socialement) dans la cour des hommes.
La situation a-t-elle changé depuis le Grand siècle et la préciosité ? Pas complètement d’après la préfacière : « Entre l’époque de Molière et la nôtre, il y a une différence de degré mais non de nature. Le préjugé s’accroche. Une femme savante a toujours quelque chose à se faire pardonner, elle demeure une entité et une identité étranges, un précipité surréaliste. Pire, l’égalité gagnée dans les lois s’accompagne d’une négation de la féminité dans la vie : une femme savante soit n’est pas honnête soit n’est pas une vraie femme, elle est toujours vue comme un tantinet masculine. »
C’est donc pour faire mentir cette « pensée collante, vaporeuse mais obstinée » que l’honnête femme qu’est Laure de Chantal a décidé, comme un pied de nez, d’appeler ce livre Femmes savantes.
De ce florilège de destins tous très contrastés, tous singuliers, j’ai particulièrement aimé celui d’Élisabeth de Bohème (1618-1680), la prestigieuse correspondante de Descartes parce qu’elle a su avec tact et assurance influer sur la doctrine un peu trop « cérébrale » du philosophe, tentant de lui faire dépasser son dualisme forcené. En perpétuelle recherche de la sagesse, Élisabeth ramène toujours Descartes à l’individu dans sa spécificité : dans son corps, son tempérament, son vécu. Comme le dit Blanche Cerquiglini : « Elle lui fait comprendre que les passions doivent s’analyser d’un point de vue physiologique (et non par simple dissection, comme il le pratique) : elle fait une analyse psycho-physique des passions. Telle est sa pensée proprement philosophique. »
Oui, telle est aussi la pensée philosophique ; on peut se demander si la pensée philosophique occidentale n’a pas erré, dérivé vers une abstraction toujours plus desséchante et souvent « hors-sol » parce que nombre de femmes n’ont pas eu « droit au chapitre », à l’exposition de leurs idées et pu en débattre librement ? Élisabeth incarne, bien avant l’heure, une pensée du corps, de l’altérité, de l’acceptation des différences au sein d’une même humanité. Elle est une grande figure de l’humanisme au féminin lequel a peiné à trouver sa voix dans le concert des idées (d’où sa mélancolie) mais qui a néanmoins conduit aux intellectuelles des XXe et XXIe siècles.
Il faut lire ce livre pour la justesse et probité qui émane de cette mosaïque d’héroïnes dont certaines ont œuvré dans l’ombre, avec la pudeur, la modestie qu’intime l’amour de la langue – parfois sur un fond de pessimisme ou de lucidité térébrant qu’il leur a fallu surmonter à travers des tâches minutieuses, répétitives, souvent austères mais indispensables comme l’exige la philologie. Ce livre n’est ni un plaidoyer ni un manifeste, mais tout simplement un document véridique qui transmet un héritage précieux et rend justice à une lignée de Muses du latin et du grec nous adressant ces paroles (enfin) vraies : « Il sera toujours honnête, et pour beaucoup de causes, qu’une femme étudie et sache tant de choses ». A bon entendeur…
Cette évidence, Dominique Aury l’avait chevillée au corps et à l’âme. C’est sans doute cette intime conviction qui en a fait une personne exceptionnelle mais énigmatique et secrète. C’est par un hasard heureux que les Belles Lettres publient, le même mois, dans la collection « Le goût des idées » dirigée par Jean-Claude Zylberstein un volume regroupant un certain de nombre de chroniques et essais où cette « discrète » nous montre l’actualité de nos grands auteurs classiques.
Dominique Aury (1907-1998) fut comme Alexandre Vialatte aimait à se présenter : « un(e) écrivain(e) notoirement méconnu(e) ». Ou comme dit Jean-Claude Zylberstein : « une inconnue célèbre ou peut-être plus justement une célèbre inconnue ». Si telle elle fut, telle hélas elle reste. D’où l’importance et pertinence de cette publication qui n’est, là encore, que justice rendue.
Célèbre, Dominique Aury le fut sous un nom d’emprunt des plus sulfureux, Pauline Réage, l’auteur du roman érotique le plus fameux du XXe siècle : Histoire d’O. Un secret bien gardé qu’elle n’accepta de dévoiler que vers la fin de sa vie. L’inconnue c’est « la petite dame du Comité », celui des Éditions Gallimard. Une petite femme d’allure convenable, sans attrait particulier, une brunette même pas piquante, toujours habillée d’impeccables tailleurs gris ou beige, aux couleurs de sa volonté d’effacement. Grande lectrice elle ne le fut pas que de manuscrits, elle tint longtemps à la NRF sous la respectueuse autorité de Jean Paulhan et de Marcel Arland la chronique des romans, ces romans qui la passionnaient car ils racontent des histoires, des histoires d’humains, des histoires d’amour.
Mais pas seulement car il s’agissait de littérature, cette littérature qui fut l’une de ses raisons d’être et dont comme Jean Paulhan elle « attendait tout ». Dominique Aury a passé sa vie à défendre les livres et les écrivains, et à les aimer. A commencer par Choderlos de Laclos et ses Liaisons dangereuses dont elle nous offre ici deux remarquables présentations (d’où le titre). Il fallait bien la sensibilité ultimement féminine d’une Pauline Réage pour porter à ce point d’affinement des analyses du sentiment amoureux comme du sentiment de liberté. Ce recueil inédit rassemble donc des écrits donnés comme préfaces à des textes d’auteurs classiques pour la Guilde du Livre de Lausanne et des contributions pour les Cahiers de la Pléiade puis la NRF entre 1948 et 1977. Ils dessinent plus qu’un portrait en creux de l’auteur d’Histoire d’O, ils sont une ode à la littérature où cette immense lectrice tire des grands classiques comme de médiocres romans aujourd’hui oubliés de fortes et secourables leçons de vie – ceci avec une grâce pleine de simplicité et de fine intelligence.
Pour ceux qui ont foi en la littérature et aiment la partager, Dominique Aury est une lecture obligée autant qu’un hommage réparateur (aux deux sens du terme) à une femme étonnante à plus d’un titre.
Femmes savantes, De Marguerite de Navarre à Jacqueline de Romilly, sous la direction de Laure de Chantal – La Révolte de Madame de Merteuil et autres chroniques de Dominique Aury, éditions Les Belles Lettres, 2019. LRSP (livre reçu en service de presse).
Illustrations : photographie de Pascal Victor – ArtComArt / Éditions Les Belles Lettres.