Patrick Corneau

Voilà un livre comme je les aime: inclassable. Mais encore? Soit une sorte de rêverie bachelardienne (mais Michelet n’est pas loin), de variation se développant en spirale autour d’un thème modeste, l’explorant et l’approfondissant à chaque révolution grâce à une érudition sans faille (littérature, histoire de l’art), une curiosité extrême, délicieusement versatile. Jean-Luc Hennig est presque toujours où on ne l’attend pas. Avec son humour pince-sans-rire, mâtiné d’un zeste de cocasserie vialattienne, il est capable de trouver de l’érotisme dans les fruits et légumes, de la beauté dans la poussière comme avec ce présent livre et nous le dire en 222 pages! À l’affût des sujets qui fâchent, surprennent, instruisent ou divertissent (souvent en disant plus qu’ils en ont l’air), il scrute l’univers des voyeurs, des garçons de passe ou de la morgue, s’intéresse aussi bien à la vie du poète Martial qu’à celle de la courtisane Grisélidis. Cet agrégé de grammaire fut journaliste à Libération. Chroniqueur redouté à la radio (il n’y est pas resté), ce natif de La Charité-sur-Loire a désormais établi ses quartiers à Évian pour se consacrer à sa passion d’écrire. Pour notre plus grand plaisir.
Extrait du chapitre 14: « Instruments du plaisir » (pp. 136-138) de Beauté de la poussière:
« Oui, devant la poussière on se sent toujours d’attaque. Presque entreprenant, une fois que le « coup de nerf » est donné, que la décision est prise, que le pas est fait. On s’arme contre la poussière. Et on y va. On fouette la poussière comme Xerxès faisait fouetter les flots, on l’exaspère, on la rend éperdue. On brique, on frotte, on astique, on aspire, on polit, on aère, on tape les coussins, on nettoie les vitres, on secoue les tapis, ah! c’est le grand chambardement! Il y a de la voltige dans l’air. Des gesticulations, des vibrations, des mouvements dans l’espace, un tohu-bohu général. Le jour de la poussière (de la poussière en grand) est un grand jour pour une femme. C’est comme un jour de bal. Ce que résume parfaitement Péguy dans Victor-Marie, comte Hugo (1910). La France poussiéreuse, il connaît ça! « Ils savent bien que moi aussi, écrit-il, que moi comme eux, que moi parmi eux pendant des heures innombrables tous les matins, à la même heure enfant j’ai infatigablement rituellement essuyé les mêmes meubles cirés avec un torchon de laine, jusqu’à s’y mirer parfaitement, jusqu’au parfait mirouër, jusqu’à épuisement parfait de la poussière et de la buée. Ils savent ainsi que je connais comme eux, avec eux, parmi eux, que j’ai comme eux en eux éprouvé cette plus grande joie qu’il m’ait jamais été donné, qu’il ait été donné à l’homme de connaître. Une joie parfaite, close, totale; un maximum; sans retour, sans regret, sans remords; sans un point de poussière, sans un atome de regret, sans une ombre d’ombre. Une plénitude, une perfection, un total. Un plein. Un rassasiement parfait.« 
Dans cette danse avec la poussière, il y a, pourrait-on dire, deux femmes qui parfois d’ailleurs n’en font qu’une. En tout cas, Jean-Claude Kaufmann en distingue deux: la guerrière, l’amazone, celle qui est animée d’une frénésie de convulsionnaire, et puis la sainte, l’extatique, éblouie par le miracle de la perfection tactile, de l’harmonie retrouvée.
La première est une bagarreuse. Qui passe une volée de coups à la poussière. Qui fait le coup de torchon dans la maison. « 
Ah ! je vis en plein capharnaüm! en plein capharnaüm! » dit-elle souvent. Ou encore: « Le désordre est contraire à ma nature. » Ou: « Pas de poussière! Pas de poussière! Mais regardez mon doigt! » Son doigt est le doigt de Dieu. Et il est plein de poussière, en effet. Elle est très pointilleuse sur le chapitre de la propreté. Très pointilleuse. Son mot d’ordre: impeccable, s’applique à tout, du sol au plafond. Réserves d’énergie inépuisables. Gigue infernale. Combat quotidien, acharné, centimètre par centimètre, combat contre elle-même, combat de solitaire, combat de forçat. Il s’agit de vaincre le chaos. Rien de moins. La guerrière a une vision grandiose du ménage. C’est, dit-elle, une question d’honneur. On se sent propre. On peut affronter l’impureté du monde. On a nettoyé l’appartement.
Et puis il y a l’esthète. L’esthète est une chorégraphe du plumeau. Mais c’est comme le taichi, très lent, très souple, très harmonieux. Presque délicat. Comme on cueille une branche de lilas dans le jardin. C’est un tableau vivant. Et un sommet, naturellement, de l’art ménager. Les pieds sur ses chiffons de laine, elle patine, elle patine, glisse de pièce en pièce comme on s’égare en forêt. S’abîme dans sa tâche au point de perdre toute notion du temps. A en tête une idée du Beau. Du Beau en soi. Et même du Sublime. Sur fond de chaos, comme chez Kant. Voit l’œuvre de Dieu jusque dans la poussière. En est admirative. Devant le Sublime, elle se tait. S’arrête (souvent). Et rêve. »

Le cinéma nous donne à l’occasion le spectacle d’une actrice en ménagère – par rapport à la classification précédente, je verrais bien Sandrine Bonnaire en « bagarreuse » et Isabelle Huppert en « esthète ».
Quoiqu’il en soit, à une époque dominée par le souci d’hygiénisme, de purification et de transparence tous azimuts, ce voyage dans l’imaginaire de la poussière (« trace laissée par le temps »), son esthétique (« une figure du neutre »), sa métaphysique (« être là sans être là ») est captivant à plus d’un titre comme tout ce qui confine au presque rien, ne sert strictement à rien, relève d’ »une sorte de peutêtre« …

Beauté de la poussière, Jean-Luc Hennig, Fayard 2001 – deuxième édition, Pocket-Agora, 2018.

Illustrations: Photographie de David Boeno / Presse Pocket.

Prochain billet le 19 février.

  1. pascaleBM says:

    Je ne peux penser la poussière (et non penser « à » la poussière, ce qui n’a rien à voir) autrement qu’en convoquant le regretté Jean Salem, l’immense spécialiste des philosophes matérialistes atomistiques de l’Antiquité. Et ce livre consacré au premier d’entre eux (Vrin, 1996) « Démocrite : grains de poussière dans un rayon de soleil ». Et aussi, réédité en 2014, mais toujours dans cette même veine, ce pour quoi on lui doit une reconnaissance éternelle, « Démocrite, Épicure, Lucrèce. La Vérité du minuscule ». Certes, ce sont des ouvrages à lire la plume à la main et en optant pour la lecture lente -nous avons tant de raisons d’opter pour la lecture rapide!) et des références de travail. Mais, comme tous les esprits réellement intellectuels, Jean Salem alliait l’immensité de ses savoirs universitaires à la joliesse de son écriture. Son départ, l’an dernier vers les atomes éternels démocritéens me rend tout grain de poussière respectable, dans un rayon de soleil…

  2. serge says:

    Des ouvrages à lire le plumeau à la main.

    « Le jour de la poussière est un grand jour pour une femme. »
    Je sais que les femmes sont sensibles à la poésie de la poussière et aux joies de son éradication mais pour écrire des choses comme ça par les temps de vigilance féministe qui courent il ne faut pas avoir peur de la subversion et d’une descente de la bienpensance.
    D’ailleurs le système marchand a bien intégré le sujet. Je vous défie de trouver une pub où les tâches ménagères sont faites par une femme. C’est toujours un monsieur qui s’y colle.

  3. pascaleBM says:

    « Le jour de la poussière est un grand jour pour une femme. » Mais de qui donc est cette splendeur? ce chef d’œuvre absolu, qui accumule les défauts -stupidité et platitude- comme la … poussière sur les objets. Au moins, le poncif a-t-il raté l’universalité du propos, ne parlant que d’ ‘une’ femme -un lapsus? à laquelle pense-t-on?- et non point de ‘la’ femme….

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Patrick Corneau