Patrick Corneau

Nous savons bien qu’être soi, c’est être inquiet. Inquiet de son identité, incertain de la stabilité de ce « je » qui, nous l’a-t-on assez répété, pourrait bien « être un autre ». Et nous acceptons cette identité taraudée par l’altérité. Après tout, nous sommes passés par la psychanalyse, nous avons bien appris à repérer les figures de l’altérité. Assez du moins pour regarder avec quelque commisération tous ceux qui seraient quelqu’un, tous ceux qui restent pris dans cette représentation naïve de soi, celle d’une monade insécable. Garant de la permanence de l’individu, ce savoir inquiet a fini lui-même par devenir dogmatique. Cette altérité d’évidence, nous l’avons si bien apprivoisée qu’elle est devenue nôtre, familière, chaleureuse. Cher vieil inconscient, autre en soi, fascination et dépendances: avec quelle aisance nous nous en accommodons! Au point de ne plus prêter attention à l’énigme de l’autre, et cet étrange sentiment qui nous permet parfois, de l’entendre, de le comprendre.
La littérature, en lisant la manière dont, voyageurs incertains, des écrivains ont abordé la question de l’individu permet de s’interroger sur l’expérience, non de l’altérité, mais au contraire de la possibilité de ramener, repérer en l’individualité de l’autre, les marques d’une individualité commune. Mais il est une autre voie: la transposition imaginaire dans l’autre, cet effort en se déportant, en sortant de soi pour mettre en doute la permanence acquise du moi à ses représentations. En prêtant par exemple attention aux âges de la vie, et particulièrement au vieillissement.
C’est ce qu’a fait le regretté Pierre Pachet (1937-2016) dans Le grand âge opportunément réédité aujourd’hui par Le temps qu’il fait. Dans une sorte de journal de ses pensées, un homme qui traverse la cinquantaine, essaie de se représenter ce que c’est que d’être vieux. Ou plutôt de vivre cette situation de l’intérieur, tout en restant lui-même, en gardant l’âge qu’il a effectivement quand il écrit, tout en restant l’enfant étonné et cruel qu’il ne peut cesser d’être. C’est donc une variation imaginaire sur la permanence du moi dans le temps. Dialogue de l’homme plus tout jeune et du vieillard, celui-là demandant comment l’on peut vivre l’écart entre la vigilance de la conscience, la sûreté du projet, l’acuité du désir, et la faiblesse du corps, l’incertitude des gestes, la crainte de défaillir (le passage sur les hésitations à emprunter un escalator est remarquable). Ne pouvant imaginer d’autre choix qu’entre le rétrécissement de l’âme et sa révolte de valétudinaire se cognant aux parois de l’impuissance. Mais aussi épreuve que l’homme déjà mûr fait du vieillissement, de la fatigue, de la maladie (comme déjà Michaux dans Bras cassé) qui est d’abord écoute insolite du corps, attention soudaine à soi, rappel permanent d’un ici et maintenant de clôture.
Il s’agit pour Pierre Pachet d’imaginer, de spéculer, d’extrapoler à partir de ce qui lui apparaît des vieillards qu’il voit, qu’il fréquente, qu’il aime — et de décrire aussi en lui-même les prodromes de la vieillesse. Ce livre ne penche pas du côté du vieillissement: il n’est pas une apologie du grand âge, ni d’ailleurs la description désabusée d’un naufrage annoncé. Il cherche à maintenir en service une « navette », selon l’expression de l’auteur, un aller et retour permanent entre le grand âge et les autres âges de la vie. Façon d’explorer, sans l’atténuer, mais avec une probité exceptionnelle la différence qui sépare les hommes les uns des autres, les sépare d’eux-mêmes au cours de leur vie, et donc finalement les constitue.
« Comment peut-on être vieux? » C’est par cette interrogation même, cette possibilité de me projeter dans celui que je ne suis pas que je puis saisir, presque toucher du doigt la permanence du moi, son irréductible individualité.
Ce petit livre sensible et digne (parfois bouleversant dans l’évocation des manifestations de l’Alzheimer chez des proches) est dans la droite ligne des essais* que Pierre Pachet a consacrés à l’énigme du moi, à l’individu comme conquête, travail, émergence qui traverse la littérature. Pour Pierre Pachet, la littérature est profondément liée à la construction de l’individu moderne, non qu’elle propose une panoplie de rôles, de personnages auxquels nous pourrions nous identifier, dont la profusion nous permettrait petit à petit de coaguler notre moi, mais surtout en ce qu’elle décrit l’effort d’être soi, y compris dans les atteintes de l’âge.
* Les Baromètres de l’âme. Naissance du journal intime. Poche/pluriel, 2001 et Un à Un. De l’individualisme en littérature – Michaux, Naipaul, Rushdie, Seuil, Paris, 1993.

Je regarde, sur le dos de mes mains, cette peau tavelée, ces taches de couleur légère, de forme imprévisible, qui, ma foi, ne sont pas laides, mais qui en tout cas ne sont pas de moi, n’appartiennent quand même pas à mes mains; je regarde, et je sens (de l’intérieur), ces doigts engourdis, sans souplesse, ces articulations figées à des angles absurdes et malcommodes; je sens cette haleine douteuse qui vient du plus intérieur de moi-même, sinon du plus intime, et je me dis: Non, ce n’est pas possible, ce n’est pas moi ce vieillard!
Ce vieillard, il me faut l’abandonner, le lais­ser être de son côté, et moi me désolidariser de lui, bien que nous soyons attachés l’un à l’autre, moi qui saute et vais dans les airs, et lui qui se courbe vers le trottoir, moi qui suis le plus jeune de la classe, le plus jeune de la bande, en avance pour mon âge même, moi qui ai droit à tout et à tout avenir, et lui qui n’a plus droit à rien, qu’à essayer de partir dignement, solitaire­ment, quand moi je mérite l’attention du monde entier comme je l’ai méritée depuis l’instant de ma naissance!
Ce vieillard me parasite, il s’est glissé au sein de ce corps qui m’appartient et m’est dû depuis toujours, ce corps qui me doit tout. Il est venu me séparer de moi-même, rendre lointaines ces jambes que je connais depuis toujours et que j’aime, qui ne me font ni peur ni envie, ces bras très légèrement duvetés dans l’abri desquels j’ai toujours aimé enfouir mon visage et venir respirer l’odeur de ma chair, ce visage même qui n’était qu’attente et espoir et qui à présent tombe en lui-même parce qu’une charge l’en­traîne, un poids de désillusion, ces yeux clairs qui regardaient, et se regardaient regarder sans jamais percer à jour le mystère de leur propre clarté. Mes yeux se séparent de mes yeux, entre eux s’est glissée la cloison de l’âge, ils n’y voient plus assez clair, assez distinctement pour capter dans le miroir désormais embué leur reflet qui s’éloigne, se dérobe pour ne plus se donner, sans réciprocité, qu’au regard indifférent ou apitoyé des autres. »

Le grand âge, Pierre Pachet, coll. « Corps neuf », éditions Le temps qu’il fait, 1993, 2018, 96 p. LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustrations: photographie Alexandre Gouzou / Éditions Le temps qu’il fait.

Prochain billet le 11 octobre.

  1. pascaleBM says:

    Je ne sais pas si ce livre trouvera place sur, dans, sous, à côté, devant, derrière, la pile qui commence à essaimer en colonnettes instables alentour, mais d’une chose je suis sûre, les Editions Le temps qu’il fait, sont des éditions de lecteurs… on me comprend!

    1. Oui, on vous comprend. Georges Monti par son exigence, son goût, sa constance à défendre la littérature (surtout quand elle est peu visible de par sa qualité trop « privée ») fait honte aux bulldozers de l’édition « installée ». « Le temps qu’il fait » n’est pas forcément celui des médias…

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Patrick Corneau