Patrick Corneau

Lorsque j’étais enfant mon grand-père maternel avait l’habitude, le dimanche après-midi, de nous emmener mes sœurs et moi nous promener en forêt. Nous partions dans la traction avant Citroën noire et ce n’était que babillages, disputes et excitation entre nous. Mais, lorsque que nous arrivions à pied d’œuvre, notre grand-père avant de pénétrer dans la forêt nous intimait l’ordre de nous taire ou de ne parler qu’à voix basse et surtout de marcher calmement « pour ne pas effrayer les animaux ». Cet homme qui avait possédé une ferme, était un peu chasseur, passionné de chevaux, avait gardé un lien fort avec les choses de la nature. Pour lui, la sacralité des forêts et de leurs hôtes était une évidence, la nature un lieu de ressourcement incompatible avec un comportement débraillé ou irrespectueux. Le silence favorise la réceptivité, le simple chant de l’oiseau peut résonner vastement dans l’âme. On entre dans le légendaire. Mon grand-père n’était pas quelqu’un d’autoritaire mais sa parole nous était comme un évangile car son « autorité » émanait d’une personne droite et fondamentalement bonne.
En lisant Antoine Marcel et son récit Ma vie dans les monts (Arléa, 2018), j’ai cru retrouver un même guide vers les choses essentielles et authentiques. Habituellement, j’ai une grande méfiance à l’égard des récits de vie régénérée, réorientée, rédimée à l’aune d’une expérience spirituelle, presque toujours extrême-orientale. Les étals des libraires sont pleins de ces publications simplistes et répétitives configurées pour répondre à une plainte générale, triste expression du mal-être contemporain. Le marketing ne s’y trompe pas et promeut (quand il ne les fabrique pas) ces niaiseries new age sources imparables de royalties. Bref, le propos d’Antoine Marcel est tout autre: marqué par la prudence, le souci constant d’éviter l’écueil du malentendu qui pourrait le porter à donner de faciles leçons de sagesse pour lecteurs pressés et crédules. Il montre un scepticisme de fond qui l’oblige à une probité sans failles, vis à vis de lui-même d’abord et de son écriture ensuite. Celle-ci n’est jamais bêtement « assertive » mais tremblée par le doute (ou du moins de permanents questionnements sur le bien-fondé de son projet d’une vie à l’écart), poussée par l’exigence d’être au plus près du ressenti, à la fine pointe du mot juste qui ne dévoiera, ne galvaudera pas la force du vécu.
Mais revenons à ce qui a initié ces pages. « Au printemps 2016, Lily et moi quittons notre ancienne demeure et allons habiter un moulin sur le ruisseau d’Orgues, en Xaintrie Noire, une région montagnarde adossée au sud du Massif Central. » Ainsi commence, non le livre d’un lettré d’Extrême-Orient d’autrefois mais le récit d’un aventurier d’aujourd’hui qui, après avoir vécu en Afrique, en Chine et au Moyen-Orient, exercé divers métiers dont celui de plongeur, maître jardinier, s’est retiré loin de l’agitation du monde, dans le dessein d’aller à la rencontre du quotidien – regarder les crépuscules ou la lumière du matin, cultiver son jardin, déblayer la rivière et couper son bois pour l’hiver – et surtout de cet absolu qui transcende ce quotidien et vient à la pensée sensible lorsqu’on a la force (et le talent via la pratique approfondie du bouddhisme zen) de l’exercer: l’interrogation sur l’existence, l’amour, la vie des arbres, le passage des saisons, la lecture, le sentiment des choses et leur impermanence.
Antoine Marcel nous convie à faire le choix d’une vie anonyme, humble, non pas semblable à celle d’un moine zen japonais du XIIe siècle – chose impossible, mais inscrite en toute conscience dans notre chaotique modernité. Conscience des leurres et des illusions pseudo-libératrices comme il le rappelle en évoquant le syndrome de l’île déserte et le jeu de la cabane solitaire*:
« Dans le désir d’autosuffisance, n’y-a-t-il pas le rêve d’une régression cachée, néces­saire à l’expérience initiatique? La cabane dans les bois, de quelque façon, est semblable à l’île de Robinson Crusoé. C’est un monde à part, où l’on régénère sa vie. L’entreprise, secrète jusqu’à soi-même, y est celle d’un recommencement dans on ne sait quel naufrage dont celui du navire n’est que la métaphore. Chaque vie a ses tempêtes, ses écueils, qui poussent certains vers un rivage perdu. Le naufragé couché dans le ressac d’une plage aux cocotiers, à moitié noyé, épuisé, suffoquant, vit en littérature une nou­velle naissance. C’est ensuite qu’à partir de débris il reconstruit son existence, un monde complet, finalement – sauf qu’il y manque l’essentiel: l’humanité, qui suppose le nombre deux. C’est là que Vendredi arrive.
En tout enfant il y a un Huckleberry Finn. Construire une cabane est un jeu fondateur. Ou un radeau, pour descendre le Mississipi – en une longue fugue au fil des méandres. Ceux qui n’en ont pas eu iront hanter les sous-sols des immeu­bles, à leurs risques et périls. L’initiation, tou­jours. L’ermite en son désert poursuit quelque chose de semblable. L’exemple semble indiquer, à rebours, que l’enfant en sa cabane est peut-être à la recherche d’une dimension métaphysique. Il y a un frisson dans la solitude qui ne trompe pas. L’expérience des cabanes grandit l’âme.
Seule la stupidité des adultes, prompte à infan­tiliser les jeunes métaphysiciens, opacifie cette vérité dérangeant le sens commun. Car l’adulte est un parjure. L’adulte est aliéné et, même s’il n’a pas les mots pour le dire, l’enfant le sait très bien. C’est ici que s’insère la philosophie taoïste: le sage doit savoir faire retour.  »

Une évidence se dessine à mesure que l’on avance dans le récit de cette metanoia au contact de la nature retrouvée, du cosmos: la langue (les langues indo-européennes en général) en raison de sa vision duelle de la réalité est incapable de décrire cette expérience « au-delà de tout »; ce ne sont qu’approximations de cette sorte: « Dans la montagne vide, ma solitude est sans manque. Je goûte cet insaisissable qui ne procède ni de l’existence, ni de la non-existence. » L’auteur le sait, nous manquons de cette puissance métaphorique qu’ont les langues à idéogrammes comme le chinois ou le japonais pour approcher ce Grand Dehors, non duel, peut-être multidimensionnel (ou sans dimension aucune). Mais la conscience de cette aporie est déjà un pas (voir les pages 173-176 sur l’abîme entre les mots et les choses). La teneur poétique de certaines évocations d’Antoine Marcel – appuyées sur la lecture des « vieux Chinois » – nous fait néanmoins effleurer « ce dont on ne saurait parler** » car comme le rappelle un sage chinois « nous avons beaucoup de temps ».

Je ne saurais citer tous les éclats de ce livre qui est, sera une bouffée d’oxygène dans les touffeurs asphyxiantes de la rentrée littéraire où l’on se monte les uns sur les autres pour promouvoir son candidat au warholien quart d’heure de célébrité – aussitôt célébré qu’oublié. Ma vie dans les monts fait de toute évidence partie des livres médités (donc à ruminer, voir photo!) que j’aurai plaisir à rouvrir pour me rincer les yeux de ces insignifiances avec quoi l’on frotte les yeux des lecteurs, tous les six mois, afin de leur faire prendre des vesses pour des sonates.

« La vie d’ermite-poète sup­pose une culture, des références, des pinceaux. Une pierre à encre, de l’encens. Dans sa solitude même, dans son désert, l’ermite vit avec les textes et les hommes du passé. On aura compris que la vie que je vis, au présent vide, est riche de ces richesses anciennes. C’est sans doute là que je voulais en venir, traçant mes lignes en résonance d’âme. De façon incantatoire, et performative aussi, sans doute. Peut-être pour me persuader moi-même que la vie que je vis est porteuse de valeur. Qui sait?  » (p. 95)

* Antoine Marcel, petit-fils du philosophe Gabriel Marcel (1889-1973), est l’auteur d’un délicieux Traité de la cabane solitaire paru chez le même éditeur en 2006, réédité au format poche en 2011.
** Une des propositions les plus célèbres de Ludwig Wittgenstein dit que « ce dont on ne peut parler, il faut le taire« . A quoi Jacques Derrida répondit sur un ton parodique: « Ce qu’on ne peut pas dire, il ne faut surtout pas le taire, mais il faut l’écrire. »

Ma vie dans les monts de Antoine Marcel, éditions Arléa, 2018. LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustrations: photographie ©Vincent Thé (Flickr) / photographie ©Lelorgnonmélancolique.

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Patrick Corneau