« La morale est la faiblesse de la cervelle » a écrit Arthur Rimbaud dans Une Saison en enfer. On peut supposer qu’Annie Le Brun, spécialiste de Sade et du surréalisme et auteur de Ce qui n’a pas de prix, chez Stock, a lu et relu cette phrase comme on s’abreuve à une source vitale.
Faisant suite à Du trop de réalité (Stock, 2000), analyse critique de ce temps, Ce qui n’a pas de prix est une lecture indispensable à quiconque refuse de renoncer à la beauté, l’imaginaire et la passion. Annie Le Brun traque la laideur qui envahit le monde et s’impose à nos regards quel que soit l’endroit où ces derniers se portent. Il est temps avec elle, grâce à elle, d’ouvrir les yeux sur ces puissances mercantiles qui nous entourent, nous dupent et nous sidèrent. Il est temps de se révolter contre le règne d’une finance qui contamine chaque espace de créativité et de liberté. Cela vaut aujourd’hui pour l’art contemporain, mais cela vaudra peut-être pour le théâtre, la littérature, la musique, pour la poésie et même pour les promeneurs en quête de paysages non encore pollués par l’argent et son corollaire, la marchandisation.
De ce livre on sort avec une conscience aiguë de la vigilance redoublée que nous devons exercer si nous ne voulons pas sombrer dans la ligne de mire d’Annie Le Brun: l’argent, la finance et leur collusion avec l’art – et aussi dans la foulée les faux artistes, les intellectuels paresseux, les médias complices, les marchands de cosmétiques. Bref, tout ce qui fait que nous avalons sans sourciller des commentaires aussi ahurissants que ceux livrés par un critique du The Guardian qui évoquait la collection de sacs à main conçus pour la fondation Vuitton par Jeff Koons en ces termes : « Il ne s’agit pas d’une simple ligne de sacs de luxe, mais d’une méditation en forme de sac. »
Comment en est-on arrivé là? Parce qu’on veut nous faire assister à la grande transmutation de l’art en argent, de l’argent en art. C’est cela qui est devenu le sujet de l’art contemporain (ou d’un certain art contemporain). On n’a jamais autant parlé d’esthétisme, de programmes et d’agendas culturels, etc. d’un côté, et de l’autre, devoir constater un enlaidissement du monde qu’on peut dire endémique. Cette réflexion, Annie Le Brun l’a initiée en 2000 en constatant dans le monde un « trop de réalité » lié à la surproduction de marchandises, d’images, de commentaires, etc. entraînant une sorte de gavage qui a transformé subitement la nature de la censure – celle-ci ne se pratiquant plus par des interdictions comme auparavant, mais par un excès d’informations, de « signes sans signifiés » qui font que tout devient indifférencié. Plus besoin d’interdire donc, puisque les choses s’annihilent entre elles. Grave menace pour le jugement critique et pour la sensibilité qui commence à perdre ses perspectives. Le temps passant, les choses se sont aggravées, généralisées, on a pu voir une sorte d’invasion du monde sensible à travers la pollution des villes « gentrifiées », « muséifiées »; la mise en place de purs décors dans des villes relookées qui n’en étaient plus parce que complètement assujetties à la marchandisation. Passant graduellement d’une société du « trop de réalité » à une société du « trop de déchets »: « Déchets nucléaires, déchets chimiques, déchets industriels en tous genre, mais aussi déchets de croyances, de lois, d’idées dérivant comme autant de carcasses vides dans le flux du périssable« . Une société qui a mis en place tout un système pour faire accepter cette gestion du déchet tout en le déniant par de lénifiants discours consolateurs. Décomposition du monde d’un côté, et de l’autre, une fausse beauté servant à recycler tous ces déchets pour en faire quelque chose d’hermétique apte à les camoufler. Remontant ce processus sournois, Annie Le Brun pointe la collusion entre l’art contemporain et la haute finance, strictement synchrone avec le début de la financiarisation de l’économie dans les années 90.
De page en page, ce livre d’une intelligence critique* aiguë dessille notre regard et nous permet de comprendre qui, et comment, nous a apporté la peste. Désignant les fossoyeurs de la beauté, Annie Le Brun ne manque pas de faire remarquer que quelles que soient les sociétés traditionnelles que l’on observe dans quelque endroit du monde, toutes produisent des objets splendides, toutes inventent des maquillages extraordinaires, toutes créent des costumes éblouissants. Qu’est-ce qui a fait que nous avons perdu ce rapport au monde où se jouait une sorte d’exaltation à célébrer la vie par des moyens d’expression spontanés? Phénomène de déliquescence qui va de pair avec une marchandisation du passé comme l’a mis en lumière le sociologue Luc Boltanski**. Il apparaît que la mémoire est gênante car elle suppose une distance par rapport à ce qu’on vit, or la civilisation du numérique se définit par une occupation totale de l’attention des utilisateurs dans un « présent sans présence. » Il faut empêcher le recul qui permet la prise de conscience du passé. Raison pour laquelle l’art contemporain a opéré une véritable captation du passé qui aboutit à un écrasement de la conscience historique, réduisant le legs des siècles à un gigantesque magasin d’accessoires où l’on peut prendre n’importe quoi pour le présenter n’importe comment. Un regard rétrospectif permet de constater combien la part de l’argent investi dans l’art s’est accrue: à la fois les capitaux colossaux et déments du marché de l’art mais aussi les sommes nécessaires à la réalisation d’œuvres gigantesques. Disproportion sciemment préméditée: stratégie du « choc » pour provoquer un effet de sidération voulu par les artistes, comme par les commissaires d’exposition. Ce pouvoir de sidération, d’hébétude vise à paralyser la pensée de l’individu, à le mettre dans l’impossibilité de réagir sur le champ, le maintenir dans une aporie du jugement. Annie Le Brun nous fait comprendre aussi que l’art s’effondre en quelque sorte sur lui-même, pas seulement dans les fondations privées, mais aussi dans les musées publics qui ne parviennent pas à le sauver de ses compromissions. Car, outre les pressions et manœuvres du marché, il y a parallèlement à une désensibilisation sans précédent, une main mise sur nos espaces intérieurs. Nous ne sommes plus maître de nos désirs. Les activités relevant du domaine de la sensibilité, de la création sont en danger et nous obligent à questionner l’enjeu même de leur existence.
Lorsque qu’on attira l’attention de Jeff Koons sur le prix de ses sacs (« méditations en forme de sac« ) en vente aux Galeries Lafayette (environ 3000€), il rétorqua que ce prix était dérisoire comparé à celui de ses autres œuvres et que ceux qui n’en avaient pas les moyens « n’avaient qu’à les regarder dans la vitrine« . On atteint là des sommets dans la morgue et le cynisme. C’est une dimension nouvelle promue comme jamais encore. Cynisme issu des méthodes de management et qui anime la rhétorique des maîtres, des vainqueurs. Cette fausse conscience doit être inculquée dans le monde entier et à tous les étages de la société: il s’agit d’un véritable dressage à la laideur. Par rapport à « l’art des vainqueurs », Annie Le Brun démonte leur code de langage, soulignant l’usage qui est fait de la dérision au troisième, quatrième, cinquième degré… Non-humour auquel le commun des mortels ne comprend rien car désormais tout est fait pour qu’il ne comprenne rien à rien*** – ce qui oriente ce livre-réquisitoire dans une direction forcément politique.
La démonstration d’Annie Le Brun est imparable. Ainsi l’invasion sous forme de slogan « ceci n’est pas cela » dans la publicité (récupération du fameux tableau de Magritte La Trahison des images de 1928-1929 qui dénonçait la confusion entre l’objet et sa représentation) renvoie à une forme de cynisme reposant sur le déni. Cette posture « on fait une chose mais en même temps c’est pas ça » est une manière de se défausser tout en se plaçant dans une posture de surplomb faussement énigmatique. Comme dit Annie Le Brun: face au spectateur/consommateur désorienté, à tous les coups, on gagne.
L’émancipation par l’art, son pouvoir de bouleversement de la vie semblent avoir déserté celui qui va vers l’art contemporain. L’ironie, la dérision, le cynisme sont cultivés tout autant dans le théâtre, l’opéra que dans les autres arts. C’est une stratégie pour court-circuiter toute velléité critique, neutraliser le surgissement de la véritable contestation, de l’absolue négation. Désinvolture chargée de faire disparaître ce noir si important, cette nuit que nous portons en nous comme le soulignait André Breton chez Artaud. D’où l’opération d’Anish Kapoor achetant le procédé du noir Vantablack (couleur conçue à usage militaire par l’entreprise britannique Surrey NanoSystems) dont il possède désormais le monopole: situation incroyable d’un artiste s’offrant le monopole du noir! Les caractéristiques de ce noir-là (dont le taux d’absorption de la lumière est de 99,96%) sont telles que lorsqu’il recouvre un objet, celui-ci perd tout relief, toute forme, on ne voit plus qu’un trou. La métaphore est éloquente: on veut nous convaincre d’un « circulez, il n’y a rien à voir! » Cet épisode, Annie Le Brun y insiste, est d’une force symbolique extrême car « la seule question désormais est de savoir si l’obscurité absolue du Vantablack va triompher ou non de nos nuits ».
Derrière tout cela, se dessine l’impasse concertée à la possibilité d’imaginer qu’il pourrait y avoir d’autres solutions, d’autres opportunités que celles qu’on nous impose. Coïncidence non triviale, c’est Charles Saatchi, publiciste londonien et l’un des plus grands promoteurs d’art contemporain qui est l’artisan de la victoire de Magaret Thatcher, l’inventrice de la fameuse formule: There´s no alternative. C’est aussi cela que veut nous inculquer cette hégémonie arraisonnant tout ce qui est de l’ordre du sensible.
A l’issue de cette lecture, finalement assez terrifiante, se pose très évidemment la question de ce qui n’a pas de prix. La réponse d’Annie Le Brun est d’une simplicité biblique: c’est tout ce pour quoi on vit! C’est aussi simple que cela. Le monde du réalisme globaliste s’attaque au monde du rêve, de la passion, de l’amour – tout ce qui n’a pas de prix. Et surtout à notre faculté d’attention, celle-ci est constamment guettée, tout est fait pour la solliciter et la rendre captive. Seule une prise de distance, un décollement, une désadhérence de ce régime de servitude nous permettra d’ouvrir l’horizon d’une désertion, la possibilité de chemins de traverse pour échapper aux vainqueurs. Il y a urgence, rappelle Annie Le Brun, nous n’avons plus beaucoup de temps pour « vivre l’au-delà de nos jours ici et maintenant« .
* J’aurai une petite réserve quant à l’agencement de l’ouvrage somme toute assez répétitif d’un chapitre à l’autre. L’écriture ne dédaigne non plus pas quelques formules ou phrases un peu absconses. Je regrette aussi le retour trop fréquent du détestable « du coup… ».
** Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Gallimard, 2003.
*** Essayez dans les galeries d’art contemporain de déchiffrer les panonceaux et leurs élucubrations sur « le visible et l’invisible, le montré et le caché, le dit et le non-dit » écrits en Lacan niveau avancé.
Ce qui n’a pas de prix d’Annie Le Brun, Collection Les essais, Stock, 2018. LRSP (livre reçu en service de presse)
Illustrations: Photographie ©Philippe Matsas / Éditions Stock.
Puisqu’on parle de l’enlaidissement du monde la supercherie de l’art contemporain ne me dérange pas beaucoup. Par contre ce qu’ont construit les architectes depuis 50 ans peut être pour le promeneur que je suis une véritable souffrance.
Ainsi que le mitage du périurbain et des campagnes avec les lotissements.
La supercherie d’un certain art ne me dérange pas beaucoup parce qu’il ne s’impose pas à ma vue contrairement à beaucoup d’architectures et d’aménagements de nos espaces qui sont pour moi une véritable souffrance.
Oui, les horreurs de l’architecture sont, hélas, en permanence sous nos yeux. 🙁
Je suis allée lire les quelques pages à disposition sur le site de Stock. Il doit s’agir de l’introduction. D’où le caractère fort général des propos, et, si je puis me permettre, déjà, sous mille formes différentes, exprimées. Annie Le Brun, lettrée intelligente, ne reprend-elle pas une antienne, nécessaire, bien sûr, mais insuffisante s’il ne se passe rien.
J’ai eu envie -non, je l’ai fait vraiment… de dire : « oui, mais on fait quoi? »
Le bilan est sans appel et juste, mais on fait quoi? où la cause, où la raison de tout cela, ce singulier étant le signe d’une généralité, bien sûr que c’est complexe et pluriel.
Si vous osez répondre qu’il faut former le goût… vous vous prenez une avoinée ; si vous tentez de proposer une (vraie) éducation (scolaire) à l’histoire de l’art, même chose ; et si vous vous risquez à dire que tout ne se vaut pas, alors là, alors là…
Ça peut flanquer le bourdon…
Oui, vous avez entièrement raison, il manque à ce réquisitoire, une partie « action », « résolution ». Mais ce n’est pas le propos de l’auteur qui se démarque des antiennes habituelles sur la crise de l’art moderne et ses débats convenus. Non, elle rattache ces derniers au contexte plus général du « réalisme globaliste » qui orchestre la disparition de tout « ce qui n’a pas de prix ». La vraie désespérance est que quelle soit la tentative pour aller contre, comme vous le dites à la fin de votre commentaire, c’est un coup d’épée dans l’eau car les forces en présence les récupéreront toujours à leur profit.