Patrick Corneau

La littérature vit de la fécondité de ses écrivains et de l’ardeur des lecteurs. Certes. Mais cette dernière a besoin d’être stimulée par un tiers, par des intermédiaires (pas nécessairement des spécialistes), des « passeurs ». Pourquoi, plutôt que lire tel ou tel auteur, lire le portrait qu’en a fait un connaisseur? En quoi l’intercesseur qu’est par exemple un grand écrivain nous ferait-il gagner une connaissance privilégiée? Pourquoi faire le détour du reflet, de l’image? Autant aller à la source, nous souffle le bon sens…
Parce que la connaissance lorsqu’elle s’augmente de l’admiration est un guide sans faille. Parce que l’empathie atteint parfois la pointe d’une lucidité compréhensive que ne connaît pas le quidam qui découvre l’inconnu, s’efforce, tâtonne face à l’altérité d’une œuvre dans sa muette immédiateté… C’est le principe de la collection « Les auteurs de ma vie » chez Buchet-Chastel dont j’ai déjà présenté quelques titres et qui nous offre ce mois-ci un remarquable Claudel par Olivier Py.
Volume remarquable, et même d’une urgente nécessité, car on peut dire que Claudel (1868-1955) est l’exemple même de l’écrivain qui a besoin d’être « désensablé ». Dégagé des scories que la paresse, l’incuriosité, la veulerie ont laissé s’accumuler sur la figure du poète et dramaturge. C’est d’emblée l’angle d’attaque du metteur en scène Olivier Py: débarrasser Claudel de quelques idées reçues que la calomnie n’a pas fini d’entretenir. Claudel serait « misogyne, antisémite, réactionnaire, aca­démique, nationaliste, collaborateur, intégriste, affirmations sans fondements sempiternellement reprises, perpétuelle ordure déversée par ceux qui ne l’ont pas lu et connaissent peu sa bio­graphie. »
Non seulement Olivier Py dénonce des injustices, condamne l’opprobre et même la mémoire abjectement profanée de l’écrivain par les « belles âmes » mais avec une rigueur incomparable, il lève une à une les accusations infondées par des incursions probantes dans l’œuvre pour nous en donner une vision totalement renouvelée et même surprenante. Au point de faire de Claudel un visionnaire qui a pressenti les grandes mutations civilisationnelles en cours, dont notre mondialisation. Diplomate voyageur, Claudel a très vite compris, dès le traité de Versailles, la nécessité de construire l’Europe, car c’est un universaliste (sens originel du mot catholique) qui croit que « seule une unification de la planète présidera à l’égalité sociale« . En somme, écrit Olivier Py, « Claudel défend qu’on ne pourra résoudre la souffrance sociale que lorsque le destin du monde sera arrivé à son point d’orgue qui est comme l’affirme son double Rodrigue*, la réunion de toute la terre ». Et d’ajouter « C’est pourquoi il pense que l’argent, en apportant la souffrance, apporte aussi la mobilité, le commerce et l’échange. » On peut donc voir chez Claudel les prodromes d’une pensée systémique très audacieuse et éminemment actuelle où l’abolition de la différence sociale passe par et après la disparition des frontières. Conception utopique fondée sur sa vie de diplomate et la catholicité profonde, authentique de sa vie intérieure.
On voit ainsi qu’il y de bonnes raisons de lire Claudel aujourd’hui et Olivier Py ne manque pas de les égrener: vision politique inattendue donc, vision de l’amour inédite dans sa relation à Camille, sa sœur, et à Rose, l’amante inaccessible qui le révèle à lui-même, mais aussi sa lecture fondatrice (et libératrice) de Rimbaud qui le mène à un lyrisme « comme oubli de soi »; autant d’éléments qui se combinent dans le creuset de la mystique claudélienne, « cette Joie infinie qui ouvre la totalité du monde« . Car la clé, et Olivier Py nous en convainc, est dans l’invention d’une foi nouvelle, sans dolorisme, sans moralisme, sans conservatisme, autrement dit plus humaine que jamais: « Claudel veut une Église verticale, non plus une Église compromise dans les affaires du siècle et les jugements mondains, il veut une Église qui soit l’instrument musical de la révélation. Et s’il est converti dans une église, par la force pure de l’esprit, sans autre intermédiaire que sa soif, c’est pour rendre à l’esprit sa place dans l’Église et dans la poésie. Dès lors, plus rien ne s’oppose, ses entrailles peuvent enfanter la béatitude, sa vérité à un corps et un visage. Quand Gide nous dit qu’il ne faut pas espérer trouver Dieu ailleurs que par­tout, Claudel affirme qu’il a trouvé Dieu non pas partout mais ici même, dont l’être-là du théâtre est le témoin infatigable. »
En refermant ce vigoureux et saisissant prologue-plaidoyer d’Olivier Py, fait d’une lecture de Claudel toute d’attention aimante, nous voici armés d’une image rajeunie de l’écrivain-poète qui n’est ni dévote, ni docte, mais pleinement incitatrice à la lecture (ou relecture) de l’œuvre – objectif annoncé de la collection « Les auteurs de ma vie ». CQFD.

* Le soulier de satin.

Claudel par Olivier Py, collection « Les auteurs de ma vie », éditions Buchet-Chastel, 2018. LRSP (livre reçu en service de presse).

Illustrations: Portrait de Paul Claudel par Jacques Emile Blanche (1919) / Couverture éditions Buchet-Chastel.

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Patrick Corneau