J’avais l’intention de présenter une somme, un monument littéraire qui vient de paraître aux Belles Lettres: la Correspondance, tome I d’Yves Bonnefoy. Impressionnant par le nombre de missives, l’importance des correspondants, tout ce qui a compté au XXe siècle dans les arts, les lettres, la pensée… Malgré le désir et la volonté d’honorer ce « phare » qui illumina les lettres françaises, je sens n’avoir pas le talent pour restituer le poids (1 kilogramme), la gravité (au figuré et au physique) d’un tel événement éditorial. D’autant que la prestigieuse revue Europe publie en même temps un riche cahier sur le poète autour duquel s’affaire une pléiade de fidèles disciples, universitaires émérites, spécialistes patentés, amis ayant fait partie du cercle rapproché du maître, poètes s’inscrivant dans la démarche bonnefidélienne, etc. Tout cela est sçavant, sérieusissime, fort déférent, admirable.
Et puis, je reçois des Éditions Poesis un livre de 15 pages aussi pesant qu’une fougère (19 grammes), ou plutôt qu’un billet de cinq euros (son prix), couverture jaune discrète mais élégante, portant un titre aussi trivial qu’il est possible: Le plâtrier siffleur. Il s’agit du dernier titre de Christian Bobin et le premier chez cette petite maison dédiée à la poésie fondée en 2015 par Frédéric Brun dont j’ai déjà parlé.
On ne présente plus Christian Bobin si ce n’est avec les mots silencieux dont il use pour évoquer sa « biographie »: « Il n’y a rien à dire de Christian Bobin, sinon qu’il écrit. Parce que c’est inutile – comme l’amour, comme le jeu, comme l’enfance. Parce que rien n’est utile – comme l’amour, comme le jeu, comme l’enfance. C’est une histoire qui a commencé en 1951 et qui se terminera on ne sait quand. » Christian Bobin, c’est l’homme-joie dont aiment se gausser les officiels de la poésie, les autorisés, les labellisés, les gardiens du temple, ceux qui décident qui est poète qui ne l’est pas…
Mais revenons à ce plâtrier siffleur et écoutons l’homme-joie s’expliquer:
« J’ai entendu, il n’y a pas longtemps, un plâtrier siffler, mais – comment dire…? – il avait mille rossignols dans sa poitrine, il était dans une pièce vide, il enlevait un vieux papier peint, il était seul depuis des heures à cette tâche et il sifflait. Et cette image m’a réjoui et j’ai eu comme intuition que cette humeur là rinçait la vie, la lavait, comme si cette gaieté de l’artisan réveillait jusqu’à la dernière et la plus lointaine étoile dans le ciel. Ça, vous voyez, ce sont des riens, des moins que rien, des micro-événements, des choses minuscules, mais ce sont ces événements qui fracturent la vie, qui la rouvrent, qui l’aident à respirer à nouveau. Lorsque de tels événements adviennent, croyez-moi, vous le savez. Vous le savez parce qu’une sorte de gaieté vous vient. C’est sans valeur marchande, la gaieté, sans raison, sans explication! Mais c’est comme si, tout d’un coup, la vie elle-même passait à votre fenêtre avec une couronne de lumière un peu de travers sur la tête. » (extrait d’un entretien avec Christian Bobin, revue Lire, février 2013).
Je vois dans le fond de la salle les esprits forts lever les yeux au ciel. Ils font bien, c’est ce qu’aime faire l’homme-joie qui y cherche la trace de la dernière alouette que nous n’avons pas encore éradiquée des campagnes… Chez l’homme-joie la poésie descend du ciel au ras des pâquerettes, à fleur d’herbe où celui-ci « trouve des plumes bleutées de geai, comme des éclats d’azur« , cela ne plaît pas aux esprits forts qui trouvent cela simpliste, voire simplet. La simplesse de l’homme-joie ne fait qu’aggraver son cas:
« C’est très petit, ce que je fais. J’essaye de recueillir des choses très pauvres, apparemment inutiles, et de les porter dans le langage. Parce que je crois qu’on souffre d’un langage qui est de plus en plus réduit, de plus en plus fonctionnel. Nous avons rendu le monde étranger à nous-mêmes, et peut-être que ce qu’on appelle la poésie, c’est juste de réhabiter ce monde et l’apprivoiser à nouveau. » (p. 2)
Et (ré)habiter poétiquement le monde c’est s’opposer à l’habiter techniquement dit l’homme-joie. C’est abrupt. C’est imparable. Et habiter poétiquement le monde, « c’est l’habiter aussi et d’abord en contemplatif« . Et là les esprits forts deviennent franchement indignés:
« La contemplation, ce qu’on appelle la poésie, c’est le contraire précisément. C’est le contraire même de ce qu’on entend trop souvent par poésie. Ce n’est pas une décoration, ce n’est pas une joliesse, ce n’est pas quelque chose d’esthétique, c’est comme mettre sa main sur la pointe la plus fine du réel. Et en le nommant, de le faire advenir. Le réel est du côté de la poésie et la poésie est du côté du réel. Les contemplatifs, quels qu’ils soient, peuvent être des poètes connus comme tels, mais ça peut être aussi un plâtrier en train de siffler comme un merle dans une pièce vide, ou une jeune femme qui pense à autre chose tout en repassant du linge. Les instants de contemplation sont des instants de grand répit pour le monde, car c’est dans ces instants-là que le réel n’a plus peur d’arriver à nous. Il n’y a plus rien de bruyant dans nos cœurs ou dans nos têtes. Les choses, les animaux, les fantômes qui sont très réels, tout ce qui est de l’ordre du vivant se rapproche de nous et vient trouver son nom, vient mendier son nom. Habiter poétiquement, ce serait peut-être d’abord regarder en paix, sans intention de prendre, sans chercher même une consolation, sans rien chercher. Regarder presque avec cette attention flottante dont parlent les psychanalystes. » (p. 7)
Pour présenter ce folio aussi ailé qu’un papillon et qui ne parle que de choses qui sont devant nous mais que nous ne voyons plus depuis que nous nous saoulons d’irréel, d’avidité et de consommation, l’homme-joie a ces mots: « Ce texte est issu d’une conversation dans la forêt. Il a pour auteur les sapins austères et les fougères lumineuses. Il y est question, mieux que dans un salon, de nos manières de vivre, c’est-à-dire de perdre. Le nom merveilleux de cette perte est la poésie – ou si l’on veut: l’humain. »
Tiens! les esprits forts ont quitté la salle. L’homme-joie est trop fort pour eux, le « très-bas » leur est inaccessible. Une chose est sûre Le plâtrier siffleur ne sera jamais l’objet des ratiocineurs, l’étudier ce serait faire l’étude balistique d’un coup de feu – qui cela peut-il intéresser? Tout à sa chose, à travers les mansuétudes de trop fervents adulateurs ou les éclairs de juges féroces, l’homme-joie explore son innocence et perfectionne la fidélité à soi-même. Comme les fleurs, il n’a d’autre raison d’être ni rôle que de se manifester, d’affirmer sa présence.
Gageons et même parions que ce « texticule* » qui figure sur les comptoirs à côté des caisses des librairies aura le même destin** que Matin brun l’apologue écrit par Franck Pavlof car le monde n’a pas encore abandonné derrière lui une certaine candeur, faculté d’étonnement et goût de l’Idéal.
* Petit texte. Néologisme créé par Raymond Queneau, cf. Alain Rey, Dictionnaire amoureux des dictionnaires, Plon, page 316.
** 1,5 million d’exemplaires vendus.
Le Plâtrier siffleur de Christian Bobin, Poesis, 2018 (15 pages, 5 euros). LRSP (livre reçu en service de presse)
Illustrations: Geai bleu, photographie de Michel Lamarche / Éditions Poesis.
Quelle bonne idée, cher Lorgnon, que de vous être intéressé au plâtrier-siffleur (est-ce une nouvelle espèce?) plutôt qu’à « la balistique du coup de feu » (ha!)… Vous ferez toujours mes délices. Bonnes Pâques à vous, Liliane Breuning
Merci Liliane, bonnes Pâques à vous aussi. 🙂
Cher Maître, plutôt que « maison dédiée à la poésie », vous devriez dire : vouée à la poésie, consacrée à la poésie… Le verbe « dédier » est employé aujourd’hui à tort et à travers, en des sens qui ne sont pas les siens (et qui s’avèrent parfois contradictoires entre eux). En l’occurrence, il s’agit d’un fâcheux anglicisme – bien indigne de vous !
Conservons à « dédier » son sens exact (= offrir symboliquement quelque chose à un être, mort ou vivant, qu’on veut honorer). Ne dotons pas « dédier » de significations vagues, inutiles car empiétant sur celle de plusieurs autres verbes, et qui effaceront peu à peu son sens précis, qui nous est précieux.
Merci, cher Maître, pour tous vos articles ; ils sont toujours précis, sincères et originaux.
Merci pour vos encouragements et je prends bonne note de « dédier ». Le « cher Maître » que vous me décernez est un peu excessif… 😉