Nicholas Carr est l’une des figures majeures de la pensée critique du numérique aux États-Unis. Il s’est fait connaître en France avec Internet rend-il bête? Réapprendre à lire et à penser dans un monde fragmenté, traduit en 2011 chez Laffont. Avec Remplacer l’humain: Critique de l’automatisation de la société paru dernièrement aux éditions l’Échappée, il propose une analyse très documentée de l’automatisation, c’est-à-dire de l’utilisation d’ordinateurs et de logiciels « pour effectuer des tâches que nous avions l’habitude d’effectuer nous-mêmes« .
Disons tout de suite que les dimensions techniques ou économiques de l’arrivée imminente de robots ou autres artefacts dans la société n’intéressent pas au premier chef Nicholas Carr. Il traite avant tout des conséquences de cette invasion sur le plan humain, à la fois comportemental et cognitif. Chacun d’entre nous est en effet soumis à cette injonction pressante de la connexion universelle et, pour finir, nous nous en remettons à la puissance des algorithmes censée simplifier la vie en exécutant à notre place de plus en plus de tâches fastidieuses ou pénibles. Cependant, une fois admis que les ordinateurs sont devenus des auxiliaires de tous les instants, nos assistants conviviaux et serviables, il est urgent de porter un « regard critique sur la façon dont ils modifient ce que nous faisons et ce que nous sommes« . Et de dénoncer l’illusion qui nous fait voir l’automatisation uniquement comme un gain de temps… et nous aveugle sur ce qu’elle modifie dans nos vies, notre façon de penser, nos capacités d’imaginer. Et surtout notre présence au monde.
La question posée par Nicholas Carr est en fait très ancienne. C’est celle que se posait Socrate face au développement de l’écrit ou les luddites face à la multiplication des machines: la technologie ne porte-t-elle pas définitivement atteinte à notre culture, nos savoirs-faire et finalement à notre humanité? Nicholas Carr adapte évidemment les antiques inquiétudes aux phénomènes majeurs de notre temps et prend l’exemple* de l’aviation pour développer sa démonstration. Lors des dernières décennies, une grande partie du travail de pilotage a été confiée à des systèmes automatiques informatisés, à tel point que, dans un vol commercial typique, un pilote n’est aux commandes que pendant quelques minutes. L’équipage vole à l’aide de « cockpits de verre » où les instruments à aiguille ou jauges ont été remplacés par des écrans. Le travail consiste à surveiller ces panneaux de verre ou à entrer des données sur des ordinateurs. Cette dépendance accrue vis-à-vis de l’automatisation, aboutit à une forme d’oubli, de « désapprentissage » des bons réflexes en cas d’imprévu exigeant de repasser en mode manuel de pilotage. Constat terrible qui devient d’ailleurs l’hypothèse prévalant pour l’accident du vol 447 d’Air France, entre Rio et Paris… Un phénomène similaire d’involution se passe dans de nombreux domaines de nos vies. Nous sommes tous dans des « cockpits de verre » où nous expérimentons la vie à travers des écrans. Et, comme le révèle l’expérience des pilotes, ce cockpit devient une « cage de verre », qui limite nos capacités et nos possibilités plutôt que de les développer. C’est un piège confortable qui nous transforme comme disait Paul Virilio en « handicapés suréquipés » ou cyborgs… La véritable question est ici de savoir à quel point nous voulons être coupés du monde? Et, par conséquent, de quels moyens disposons-nous pour briser la prison de verre de nos écrans, sans perdre pour autant les multiples avantages que nous procurent les ordinateurs? Comme l’écrit Langdon Winner, « les relations et les rapports qui faisaient partie de l’expérience courante« , manifestes entre les individus et les choses, sont devenus des « réalités abstraites« . Lorsqu’une technologie comme l’informatique devient invisible, il y a lieu de s’inquiéter et d’y réfléchir, car nous ne savons plus si le logiciel est là pour nous aider ou pour nous contrôler, et qui sait? nous pousser dehors… Si, dans les systèmes hommes-machines de la révolution industrielle, la machine n’était qu’un prolongement de l’humain, les composants électroniques des systèmes informatiques ont tendance à transformer l’humain en assistant des machines. Sommes-nous prêts à accepter cette dépendance, voire sujétion?
Ainsi devons-nous à nouveaux frais réfléchir à ce que signifie l’humain pour nous. Ce qui suppose de nous réapproprier pleinement, c’est-à-dire « en conscience », les outils robotiques et, en conséquence redéfinir notre conception du travail. Cela conduit Nicholas Carr à conclure son ouvrage sur un très bel éloge du labeur comme présence au monde. Citant un poème de Robert Frost sur un homme fauchant son pré pour les foins (« L’acte est le plus doux rêve que le labeur connaît. Ma longue faux murmurait et laissait se faire le foin.« ), il montre que la poésie est une manière d’appréhender le monde à rebours de l’automatisation. Comme il le déclarait dernièrement dans un entretien: « Je crois qu’un bon travail est un travail qui nous fait entrer pleinement dans le monde. Un mauvais travail nous éloigne du monde. »
Telle est la leçon ultime de cet ouvrage majeur. Mais y aura-t-il une audience pour briser la « cage de verre » et l’entendre?

* Mais aussi puisés dans les domaines suivants: finance, architecture, design, ressources humaines, médecine, justice, enseignement…

Remplacer l’humain: Critique de l’automatisation de la société de Nicholas Carr, traduit de l’anglais (États-Unis) par Édouard Jacquemoud, éditions L’échappée, 272 pages, 2017, 19 euros. LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustrations: photographie ©Lelorgnonmélancolique / Les éditions L’échappée.

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Patrick Corneau