Il est très difficile de parler d’un chef-d’œuvre où il ne se passe rien, ou presque. Peut-être est-ce la marque du chef-d’œuvre que de produire un ébranlement à partir de rien, du « rien », d’une quasi absence d’action; « arrêt », intervalle autorisant sans doute ce moment de grâce d’où émerge l’essentiel de l’humaine condition.
La présentation en quatrième de couverture de ce court roman de Mario Pomilio* Le récit interrompu est on ne peut plus succincte quant à l’argument qui en a motivé l’écriture: « Un écrivain âgé retrouve dans un ancien carnet l’ébauche d’un récit qu’il n’a jamais achevé. Une pierre gravée, sur la façade d’un palais romain, en avait fourni le point de départ: elle évoquait le séjour de Jérôme Napoléon, cousin de Napoléon III, venu finir ses années d’exil dans un hôtel du Trastevere. Le souvenir de cette pierre fait naître un va-et-vient mélancolique entre la vie quotidienne de l’écrivain et le fantôme littéraire qui n’a pas pris forme. »
On a compris que tout le prestige de ce livre est précisément dans ce « va-et-vient », dans ce conciliabule intime de soi à soi. Autrement dit, dans l’animation d’un marasme mental, le creusement patient d’une forme d’aporie intellectuelle, l’approfondissement (plus rêveur que masochiste) d’un blocage créatif qui – paradoxalement (et toute la question est là) – ouvrent, déploient une méditation d’une extrême richesse. Car bien des thèmes peuplent cette odyssée intérieure: la vieillesse et la maladie, la beauté des rues et des ciels, le charme de Rome et celui de Naples, le rapport entre les générations, l’amour familial, la difficulté de la création.
Si, à sa parution en 1991, la critique italienne y vit un chef-d’œuvre c’est que Mario Pomilio a réussi une gageure: une sorte d’inversion géniale de l’adage aristotélicien du « Qui peut le plus peut le moins ». J’avancerai même que l’on est dans les parages** de la sprezzatura, cet art du minus dicere dont Cristina Campo a défini les contours dans un unique et précieux ouvrage***. S’il me fallait user de métaphores picturales et musicales pour traduire l’effet magique de ce récit sur le lecteur, j’invoquerai Giorgio Morandi pour le statisme vibrant de ses natures mortes ou l’intimisme véhément et abstrait des Nocturnes de Gabriel Fauré. On voit par là qu’il n’y a chez Mario Pomilio aucune trace de complaisance à soi-même, aucun trait de joliesse, de sensiblerie ou de pathos dans la peinture de l’intime. Pas d’indulgence dans ce soliloque où l’écrivain jauge les « réticences du cœur » et affronte les prodromes de la sénilité, les signes de son dessèchement mental. Sans être une exécution en règle, il y a dans ce bilan de fin de vie, une rigueur, une justesse, une probité qui impressionnent et nous invitent à porter sur nous-mêmes un regard fait de courage et de lucidité. L’étonnant à suivre les méandres de ce renoncement à l’écriture et aux rutilances de la vie, est que par la grâce d’un style soyeux et ductile – admirablement rendu par la traduction de Christophe Carraud – on n’en conçoit aucune tristesse. Au contraire, il y a chez Mario Pomilio comme une mélancolie douce, distanciée, une atmosphère de bonheur paisible qui tient sans conteste à l’intelligence de l’introspection, à la lumière qu’elle irradie sur ce qui reste à vivre. Toujours le narrateur se trouve sur la ligne de partage de divers états de conscience, souvent antagonistes: l’idée de sa propre faiblesse unie à une incroyable joie d’exister. On serait tenté de rapprocher Mario Pomilio de Proust, moins sur le plan de l’écriture – car Proust est inimitable – que par cette jubilation dans la connaissance de soi. Oui, on sent chez Mario Pomilio monter comme une euphorie dans l’analyse des scintillements les plus ténus de sa sensibilité, dans la saisie fervente des flottements les plus labiles de ses états d’âme. Et même une jouissance revigorante à faire tomber les illusions et les valeurs qui portaient jadis son écriture et l’incite maintenant à préférer « la vie à vivre à un livre à écrire ». Oui, il peut y avoir une joie à se faire oublier, à devenir une ombre (comme Jérôme, le prince banni et exilé). Un contentement à sortir sur la pointe des pieds mais dans la dignité d’une scène « pleine de bruit et de fureur » pour, enfin, « apprécier l’existence dans ses sédiments presque plus que dans son foisonnement ». Telle est la splendide et rude leçon de ce texte magistral.
Étrangement, en voulant montrer que les choses sont inaccessibles aux mots, que la vie de l’esprit échappe aux phrases, Mario Pomilio nous convainc du contraire. Assurément, « les états latents et les sphères les plus reculées de l’existence » sont accessibles au pouvoir de l’écriture. Car la littérature lorsqu’elle est touchée par le battement d’ailes d’Éros achemine vers la parole ce qui est sans langage et atopique. Face à la finitude, au déclin et à la mort, la littérature gagne. Tel est le message insigne et paradoxal de ce très grand livre.

* Mario Pomilio (1921-1990) fut un grand critique et romancier, couronné par de nombreux prix. Cinq de ses romans ont été traduits en français: le dernier, Noël 1833, l’a été par les Éditions de la revue Conférence en 2016.
** Si ce n’est dans la forme, au moins dans l’esprit qui n’est pas sans rappeler l’admirable Les Lieux et la poussière de Roberto Peregalli (traduit de l’italien par Anne Bourguignon, Arléa, 2012).
*** Les Impardonnables, L’Arpenteur, Gallimard, 1992.

Le récit interrompu de Mario Pomilio, traduit de l’italien par Christophe Carraud, Éditions de la revue Conférence, 80 pages, disponible le 24 janvier 2018. LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustrations: Éditions de la revue Conférence.

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Patrick Corneau