Dans un court essai stimulant Où atterrir? Comment s’orienter en politique, le philosophe et sociologue des sciences Bruno Latour fait l’hypothèse que l’on ne comprend rien aux positions politiques depuis cinquante ans si l’on ne donne pas une place centrale à la question du dérèglement climatique et à sa dénégation. Dans la confusion des politiques présentes qui en découlent, Bruno Latour estime qu’il va falloir atterrir quelque part, d’où l’importance de savoir comment s’orienter et de redéfinir les enjeux de la politique publique.
L’élection de Donald Trump et son retrait de la COP 21 ont pour lui le mérite de clarifier la situation géopolitique: en déclarant la guerre au monde, Trump contraint à construire une nouvelle pensée politique commune. Latour s’efforce d’éclairer la source de notre indifférence à la question climatique (climat au sens large, disons la mutation écologique). L’hypothèse avancée est qu’il y aurait un lien entre montée des inégalités, dérégulation et entreprise systématique pour nier l’existence de la mutation climatique. Il estime que les élites ont abandonné l’idée de monde commun, la globalisation ne serait qu’un écran de fumée pour protéger leurs intérêts. Elles auraient saisi la réalité des alertes sur le réchauffement et en seraient arrivées à la conclusion qu’il n’y aura plus assez de place sur terre pour elles et pour le reste de ses habitants. Elles auraient alors mis en place une stratégie de dénégation du changement climatique pour déréguler et s’accaparer plus de richesses, un « sauve-qui-peut » avant apocalypse. Une sorte de complot tacite qui lie l’abandon de la solidarité par les élites avec la « réalisation » de la crise écologique. L’objectif de cet essai-pamphlet est d’expliquer pourquoi nous nous sentons perdus dans ce mur de fumée. La politique s’est résumée jusqu’à aujourd’hui à l’affirmation stridente des identités et des valeurs, à l’expression affective de préférences strictement idéologiques. Avec la différence Gauche – Droite qui organisait jusqu’ici les disputes politiques, on allait en gros vers un horizon – accepté ou détesté selon les cas – qui était disons l’horizon commun du Globe. Cet idéal de la globalisation a explosé en vol. Ce que propose Latour c’est de passer des valeurs ou des opinions (rendues obsolètes par la mutation climatique) au monde, d’envisager une politique orientée-objet, bref de s’intéresser à ce qu’il appelle le « terrestre » – cette mince pellicule de vie qui constitue notre écoumène, où nous cohabitons vivants ET non vivants. Selon Bruno Latour le Trumpisme et la sortie des USA de la Cop 21 constituent un tournant: cette décision, pour folle qu’elle soit, est un électrochoc – elle va réorganiser, redistribuer toute la géopolitique. C’est l’équivalent d’une déclaration de guerre aux autres pays, mais qui a le mérite de clarifier les enjeux: au moins on sait où en est et avec qui on veut cohabiter, dans quels territoires habitables et partageables « atterrir »…
Le tour de force de Bruno Latour est d’utiliser la politique-fiction pour faire réfléchir*, pour montrer que les gens ont assez bien compris depuis une vingtaine d’années qu’il y avait dans les appels à la prospérité (les « Trente Glorieuses », la « Grande Accélération ») et au développement global quelque chose qui clochait. Un sentiment obscur (« on nous ment ») sur la direction prise. Face à cette révélation progressive, le réflexe est celui du repli: « revenons dans notre petit chez soi, dans l’empire britannique des années 60, dans la France des années 60, dans l’Amérique des années 60« . Sentiment renforcé par la crise migratoire généralisée.
Certes, les souffrances, les difficultés sont incommensurables. Mais un retour au passé serait non seulement irréalisable mais totalement suicidaire. En même temps, il faut donner un but commun à tous ceux qui s’aperçoivent qu’ils doivent habiter autrement dans la terre telle qu’ils croyaient la connaître. Tous les moyens doivent être explorés pour éviter le combat frontal entre ceux qui défendent un territoire et ceux qui « l’envahissent ». L’alternative politique qui permettrait de s’en sortir et recréer un monde commun, Bruno Latour ne la connaît pas, même s’il a le sentiment que, en fait, tout est déjà inventé partout. Simplement il n’y a pas de représentation publique du changement de régime qu’est l’émergence du « nouveau régime climatique ». Les partis commencent à s’apercevoir qu’ils doivent virer de bord pour commencer à enregistrer ce changement visible partout, mais en quelque sorte, souterrain.
Cet essai vif et revigorant se clôt sur un plaidoyer pour le « Vieux Continent ». Pour Bruno Latour c’est à chacun de commencer à faire le travail de précision sur l’habitat qui lui paraît préférable et qu’il est prêt à défendre. L’Europe lui paraît injustement traitée, pas seulement l’Europe EU, mais l’Europe « terrain de vie ». Individuellement ou collectivement, chacun doit mener une réflexion comme l’avaient fait les Cahiers de doléances pré-révolutionnaires sur la composition, forcément contradictoire et pluraliste, de toutes les entités animées/non animées emmêlés qui constitue son terrain de vie. « Serions-nous moins capables que nos prédécesseurs de définir nos intérêts, nos revendications, nos doléances? Et si c’était la raison pour laquelle la politique semble vidée de toute substance, ne serions-nous pas tout à fait capables de recommencer? Malgré les trous que la mondialisation a partout creusés, rendant si difficile le repérage de nos attachements, on a peine à croire que l’on ne puisse pas aujourd’hui faire aussi bien.«
Un message d’espoir bienvenu à l’aube de 2018.
* On regrettera qu’il n’aborde pas le grand débat entre transhumanistes et bioconservateurs.
Où atterrir? Comment s’orienter en politique, La Découverte, coll. « Cahiers libres », 2017. LRSP (livre reçu en service de presse)
Bruno Latour, sociologue, anthropologue et philosophe des sciences est une figure majeure du monde intellectuel Français et international. Il est professeur émérite à Sciences Po Paris où il a créé il y a plus de dix ans « l’École des arts politiques » qui résume bien à la fois son enseignement et son projet de chercheur: une approche pluridisciplinaire qui se propose de réarticuler les liens entre les arts, les sciences et la politique. Signalons que Bruno Latour est aussi une figure controversée dont les travaux tout-à-fait passionnants sur la recherche scientifique comme construction sociale (avec Michel Callon, Jean-Pierre Courtial et d’autres) n’ont pas toujours (hélas!) convaincu les premiers intéressés.
Illustrations: Photographie de Manuel Braun / La Découverte éditions.