La grande affaire de notre époque est l’extension du domaine de l’imbécillité. Il suffit d’écouter les noms d’oiseaux échangés (entre deux tirs balistiques et un serrement de mâchoire) entre la première puissance du monde et la dernière des dictatures communistes pour en prendre la mesure. Mais cela est de tous les temps direz-vous – certes, l’histoire n’est qu’un défilé de catastrophes issues de bévues humaines, trop humaines et chaque époque a eu ses menteurs, ses vantards, ses imposteurs et ses imbéciles. Ce qui change aujourd’hui c’est l’échelle, la dimension que prend cette spécificité humaine. Qu’il s’agisse de l’imbécillité des masses ou de celle de l’élite, ses manifestations sont infinies. Écrivains et philosophes se sont penchés sur ce redoutable moteur de l’histoire, certains se sont même laissés prendre à son piège (Heidegger, Sartre).
Dans une suite de variations autour de ce trou noir de la pensée, Maurizio Ferraris* s’interroge « sérieusement » à la fois sur la puissance et les modalités de l’imbécillité – qui n’est pas toujours, quoi qu’on en dise, le propre des autres – mais surtout sur l’extraordinaire capacité de renouvellement des crétins.
La subtilité et, disons-le, la nouveauté de cet essai est qu’il détruit patiemment, posément tous les poncifs ou truismes habituellement débités à propos de l’imbécillité – ce qui est une manière astucieuse d’échapper à sa propre imbécillité, toujours à même de nous rattraper… Ainsi Ferraris renvoie-t-il dos à dos contempteurs et défenseurs de la technique, laquelle par ses instruments « est révélation de ce que nous sommes, au-delà des rêves et mystifications. » Ses moyens toujours plus puissants nous permettant « de nous faire connaître pour ce que nous sommes, en notifiant urbi et orbi notre imbécillité, qui est, du reste, ne l’oublions pas, la caractéristique propre de l’humain – l’intelligence et l’abnégation étant, c’est bien connu, des vertus rares et justement applaudies pour leur anormalité. »
D’où cela vient-il? Selon Ferraris – à la suite des Schopenhauer, Nietzsche, Flaubert, de notre atavique propension à l’agitation fébrile, à l’action coûte que coûte, à la mobilisation totale et effrénée: « La raison pour laquelle l’être humain se montre si enclin à se faire mobiliser par les causes les plus disparates (une déclaration de guerre, une installation artistique, une partie de foot ou un mail), c’est que le mouvement bien plus que la contemplation, et la compréhension qui peut éventuellement en dériver, est la vocation profonde d’un singe qui a commencé à courir dans la savane et qui ne s’est plus arrêté, bien qu’il ait donné d’autres noms à ce mouvement et l’ait techniquement potentialisé. »
Et Ferraris d’aborder l’imbécillité sous l’angle anthropologique de la néoténie qui a montré le caractère structurellement débile de l’être humain « qui a besoin de soins parentaux prolongés et de suppléments techniques pour palier son infirmité. » L’homme au naturel « sans aides techniques, juridiques ou sociales, qu’il s’agisse d’une feuille de figuier ou d’un loden, de massues, de roues, de briquets ou de téléphones portables » est une vue de l’esprit (et pan! pour Rousseau). Ce qui est grave est que que cette inadaptation se révèle être double: « D’une part, c’est l’insuffisance naturelle qui impose le développement de la technique et de la société; de l’autre, c’est l’insuffisance culturelle, l’inadaptation de l’humanité par rapport à ses créations, particulièrement évidente dans le Web. »
Devons-nous en conclure, se demande Ferraris, que le progrès technique et la modernité nous rendent imbéciles? Absolument pas. Le penser, après tout, relèverait un peu de… l’imbécillité. Pour le vérifier, il suffit de consulter l’incroyable quantité d’œuvres disponibles notamment sur internet qui s’enrichit de jour en jour selon une logique « cumulative et additive » aux dépens, hélas, de la vérité « exclusive et sélective ». Le problème avec le Web est, comme nous l’avons dit plus haut, le saut quantitatif: le Web potentialise, accélère, intensifie dans des proportions inouïes l’information et surtout ses effets. De ce fait, à cause des caractéristiques intrinsèques du Web, l’imbécillité est donc aujourd’hui beaucoup plus documentée et plus répandue, alors que naguère elle était la prérogative de quelques rares couillons… Tout et n’importe quoi est publié, littéralement, à la vitesse de la lumière. Comme dit Ferraris « C’est une apocalypse sans messianisme, dès lors que la révélation totale ne fait pas même attendre un instant ». Il paraît donc normal que l’imbécillité, qui constitue la basse continue de l’humain comme l’intelligence en est la pointe saillante sporadique, ait un bel avenir numérique devant elle. Autrement dit, du point de vue de René Guénon**, invisible et imperceptible, l’expansion du Web se poursuit sous le règne de la Quantité, dans lequel la Qualité se fait de plus en plus rare. L’hiver de l’intelligence avance inexorablement.
On ne saurait énumérer toutes les qualités intrinsèques de ce petit livre alliant l’intelligence la plus déliée à un humour ravageur qui tempère parfois la complexité des analyses – on distingue mal, par ailleurs, le point aveugle que serait l’imbécillité idiosyncrasique de l’auteur…
Signalons en épilogue la belle et courageuse apologie que Ferraris fait de la médiocrité au sens d’anti-hubris, de renoncement à l’exceptionnalité, comme poursuite ascétique de la sage et régulatrice moyenne statistique: « Soyons médiocres! est un principe d’auto-conscience, une norme de prudence, et peut-être même le plus grand courage qui soit donné à un être raisonnable imprégné d’imbécillité, assiégé par l’imbécillité. »
À bon entendeur…
L’imbécillité est une chose sérieuse, Maurizio Ferraris, traduit de l’italien (excellemment) par Michel Orcel, PUF, 2017. LRSP (livre reçu en service de presse)
* Philosophe, professeur à Turin, Maurizio Ferraris a travaillé avec Jacques Derrida. Auteur du Manifeste du nouveau réalisme (Éditions Hermann, 2014), il a publié aux PUF Mobilisation totale, L’appel du portable (2016).
** Dans Les Principes du Calcul infinitésimal publiés en 1946 et réédités en 2016, René Guénon a montré la confusion philosophique entre Infini métaphysique et Indéfini mathématique. La différence entre quantité et qualité s’accomplit par un passage à la limite dans une intégration supérieure.
Illustrations: photographie ©Lelorgnonmélancolique / Presses Universitaires de France
Prochain billet le 6 octobre.
Comme je me suis précipitée au secours de Rousseau, tout a disparu en cliquant… pftttt.
Je ne renonce pas pour autant, car, désolée, je ne peux pas laisser passer : en effet, l’Homme Naturel rousseauiste est une vue de l’esprit, mais stricto sensu. Le Premier Etat de Nature est une hypothèse de travail, une proposition logique et chronologique à rebours, le contraire d’une démarche historique factuelle -dont il ne faut pas minimiser la portée philosophiquement polémique, il fallait aussi, à l’occasion, répondre à Hobbes, Grotius et Pufendorf- (‘éloignons donc tous les faits’ dit-il) démarche posée et revendiquée comme telle dès le début du mal surnommé Second Discours. Tandis que le Second Etat de Nature appartient au topos des Robinsonnades si prisées de l’époque. Rousseau n’a pas besoin de moi, son meilleur lecteur est Lévi-Strauss, qui lui rend grandement hommage quand il montre (impossible de développer) qu’il a compris le premier que le fondement de la société, c’est elle-même. Nonobstant quelques grossièretés anthropologiques -mais on ne peut reprocher à Rousseau de ne pas être L.S quand même! Rousseau (merci Starobinski) mérite mieux que la formule fautive à laquelle on le ramène toujours : le contempteur de la société parce que génératrice de tous les maux.
La néoténie est bien marque d’humanité, en effet. Elle nous ramène à ce que nous sommes génétiquement ET individuellement. C’est fascinant. Mais j’arrête d’occuper le terrain…
Notre imbécilité native (étymologique et génétique) est notre chance (anthropologique et métaphysique), seuls les humains sont capables d’être en-deçà et au-delà d’eux-mêmes….
Merci de « ne pas laisser passer »! Le débat sur Rousseau est sans fin mais nécessaire car obscurci par la vision scolaire qui, reprise par paresse, fait office de « doxa ».
J’aime bien l’expression « chance anthropologique » à propos de l’imbécillité – dans le commentaire initial vous parliez de « grandeur ». Oui, grandeur au sens pascalien: le propre de l’homme, un abysse à la fois mystérieux, fascinant et effrayant.
Merci pour la manœuvre (et la réponse)
Je vois aussi que j’ai oublié un ‘l’ à l’imbécillité finale… je me flagelle.
Désolée, désolée….
Vous qui avez la main, Cher Lorgnon, retirez donc mon premier commentaire, qui avait disparu -apparemment, mais réellement, je vous prie de me croire- dans le rafraîchissement de la page. Je ne m’y ferai jamais….
En cliquant après mon second passage, que je pensais être le second premier! me sont revenus les mots exacts de Rousseau, parlant de l’Homme naturel, c’est dit-il « un animal stupide et borné ».
Merci de « ne pas vous empêcher »! Le débat sur Rousseau est sans fin mais nécessaire car obscurci par la vision scolaire qui, reprise par paresse, fait office de « doxa ».
J’aime bien que vous parliez de « grandeur » à propos de l’imbécillité : grandeur au sens pascalien, le propre de l’homme, un abysse à la fois mystérieux, fascinant et effrayant.