Je partirai d’une difficulté. Comment parler d’un livre qui lui-même parle de livres qui eux-mêmes ne sont que les chambres d’écho d’autres livres… Comment commenter? Comment ne pas répéter ce qui est pris dans une répétition sans fin? Il faudrait pouvoir redire le propos de l’autre dans nos mots à nous, après l’avoir aussi longtemps que nécessaire, laissé le dire dans les siens. Je ne peux dire « lisez Michel Schneider« , ni « lisez moi ». Je ne peux que faire violence à ses mots pour y placer les miens. Hé bien, j’assume et me risque. Et si je voulais émettre un premier jugement, je dirais qu’il y a bien longtemps que je n’avais lu quelque chose d’aussi fort, profond dans le domaine de l’essai littéraire depuis, je ne sais pas, aucune comparaison ne s’impose. Si la littérature est un joyaux – ce que je vérifie existentiellement (!) chaque jour – pour Michel Schneider c’est un diamant noir dont il fait luire chacune des facettes au long de cette fresque exemplaire. Il y a là une sorte de gageure: procéder à une phénoménologie de la chose littéraire, disons ce qu’écrire veut dire, en 13 chapitres, chacun dédié à un écrivain qui en explore une dimension native ou un risque ultime. On referme l’ouvrage avec le sentiment d’avoir traversé un sombre continent en ayant collecté des paysages entre ombre et lumière, aussi contrastés qu’une eau-forte de Rembrandt. C’est dire que ces essais, fruits de « séjours » chez Kafka, Musil, Canetti, Melville, Flaubert, Baudelaire, Colette, Malraux… sont plus que la simple compilation de textes dispersés et publiés en revue pendant trente ans. Ils forment une défense et illustration de la littérature, un acte de foi en l’écriture dont la devise serait cette phrase que Henry James fait dire à Dencombe, écrivain célèbre, dans la nouvelle Entre deux âges: « Nous travaillons dans les ténèbres, nous faisons ce que nous pouvons, nous donnons ce que nous avons. Notre doute est notre passion, et notre passion est notre devoir. Le reste est la folie de l’art. » Cette devise, plus d’un romancier l’a faite sienne, y compris Michel Schneider qui en fait non pas une clef, mais le fanal qui lui ouvre l’obscur, secret et très étrange désir de l’écrivain. Flaubert: ce rien à dire qui pousse à écrire, Baudelaire: la question du plagiat et de l’auteur, Kafka: l’écriture au bord du mutisme, Musil: l’œuvre que l’on ne commence ni ne finit, Proust et Colette: le vertige de l’écriture à rebrousse-temps, Malraux: la postérité et la comédie des vanités (belles pages vachardes sur les oubliés), etc. Je regrette de réduire outrageusement la richesse de ces réflexions issues de lectures mûries pour beaucoup sous l’égide de Jean Starobinski. Ami auquel Michel Schneider consacre un texte d’hommage vibrant et sensible, et maître aussi – le seul dit Michel Schneider « qui m’ait appris à apprendre ». Quant au choix du titre « Écrit dans le noir » et de la tonalité qui imprègne l’ensemble, l’explication en est donnée dans le bref et beau texte de la fin (qui doit être lu avant les autres): « Le choix du noir » – choix éclairé si je puis dire par cet extraordinaire citation de Victor Hugo: « Celui qui médite vit dans l’obscurité; celui qui ne médite pas vit dans l’aveuglement. Nous n’avons que le choix du noir. » (William Shakespeare, I, 5, « Les âmes », I, 1865.)
Dans cette suite, m’a retenu particulièrement le texte intitulé « Lettres mortes » consacré au Bartleby d’Herman Melville. Un essai substantiel de cinquante-huit pages, à l’exact milieu de l’ouvrage, comme une sorte de trou noir littéraire, une bonde en forme d’abysse où se perdent les questions les plus pressantes sur le sens même de l’écriture. Si les physiciens qualifient de « noir » ce qui résiste à la détection, ce avec quoi l’interaction se fait mal, alors on peut dire que le personnage de Bartleby, cet homme dont on ne sait rien, sans particularités physiques, qui s’embauche comme clerc chez un homme de loi, est une énigme de cette sorte. Bon copiste, un jour Bartleby refuse d’exécuter un travail et s’enferme dans un silence doux et poli, seulement rompu par l’amère: « Je préférerais ne pas ». Son patron à vouloir comprendre ce mystère va progressivement sombrer dans la folie. Après avoir mentionné les interprétations habituelles, Michel Schneider prend le risque d’une approche psychanalytique pour déchiffrer cette « folie à deux ». Analyse remarquable qui va bien au-delà de la psychopathologie, car Bartleby, retranché dans sa seule matérialité indestructible est celui qui ne répond pas (au sens physique et verbal), qui ne joue pas le jeu du langage. Il est devant l’avoué comme comme l’analyste devant son client. Il est là pour faire basculer les repères et provoquer l’avoué mais aussi l’écrivain Melville à vivre le fond de leur angoisse. Bartleby pointe ce qui monte des mots quand ils se taisent. Et Michel Schneider de conclure: Moi aussi, comme Marguerite Duras* ou comme l’avoué de Melville, je n’ai pu laisser le silence de ce récit, comme celui de son personnage muet, m’envahir, m’expulser de mon lieu, me réduire au silence. Moi aussi, j’ai dû reprendre mon bien, dire mon mal, faire écriture de cette écriture, parler encore. Moi aussi, j’ai écrit, pour ne pas laisser à la mort le dernier mot.
En quatrième de couverture, pour prévenir toute lecture qui ne verrait qu’un trivial rabattement de la psychanalyse sur ses essais, Michel Schneider reconnaît que la psychanalyse s’est souvent invitée entre les lignes, mais, précise-t-il, non comme une série de clefs ouvrant les portes du mystère de la création. Ce n’est pas elle qui éclaire la littérature, mais l’inverse.
Sans le paraphraser, nous pouvons avancer que la littérature éclaire aussi l’homme, le lecteur qu’est Michel Schneider, peut-être autant que lui l’éclaire et que ces essais sont autant de pièces formant une mosaïque qui, le livre refermé, nous livre un autoportrait. Autoportrait dans lequel affleure l’autre en soi, le non-sien, l’étrange étranger** qu’il côtoie en lui (que nous côtoyons en nous) et le fait être qui il est.
* Marguerite Duras, Écrire (1993), Gallimard, « Folio », 1995, p. 51-52.
**Je me demande si cette matière-énergie noire qui obsède les astrophysiciens par son invisibilité, son intraçabilité n’a pas son correspondant en l’écrivain. En s’adonnant à l’écriture, c’est-à-dire en se vouant au malheur, à l’obscurité, à un silence qui en cache toujours un autre, l’écrivain ne traque-t-il pas une « matière noire humaine »? N’en dessine-t-il pas les contours? Omniprésente mais indétectable, elle empêcherait la psyché de s’effondrer sur elle-même comme la matière noire des astronomes empêche la dislocation des majestueuses structures de l’univers…
Écrit dans le noir de Michel Schneider, Éditions Buchet/Chastel, 348 p., 22,00€. LRSP (livre reçu en service de presse)
Illustrations: dessin de Victor Hugo / Éditions Buchet/Chastel.
Prochain billet le 19 octobre
Michel Schneider aime le crépusculaire. Je me souviens d’un magnifique opus consacré à Schumann, La tombée du jour.
Mises en abyme démultipliées pour mieux entrer dans les abîmes des écritures.
Pour Colette (très curieuse de ce portrait) et pour Baudelaire, prioritairement, et tous les autres, nécessairement, je ne ferai pas l’impasse de retrouver un esprit frotté et limé à la cervelle de Starobinski.