Il y a quelque temps, ici même, je demandais si dans nos vies nous n’avions pas eu la tentation de tout quitter, de fuir, de disparaître de la circulation… « L’un » le personnage masculin du roman L’un l’autre de Peter Stamm l’a fait.
Un couple suisse et leurs deux enfants rentrent de vacances, ils ont voyagé toute la journée depuis l’Espagne, ils sont fatigués et prennent le frais dans leur jardin devant un verre de vin. Les enfants sont en train de se coucher et se chamaillent, la femme se lève pour aller les calmer, l’homme reste un moment seul. Il pose son verre et va au fond du jardin, puis en sort, passe dans la rue, traverse le village, avance dans la campagne, s’enfonce dans la forêt. Sa marche ne s’arrêtera plus, il ne reviendra jamais. Il disparaît. Fugue majeure.
C’est ce geste inaugural irréversible, cette décision spontanée mais irrémédiable, intangible que le texte développe sur deux cents page dans une parfaite égalité de traitement: une page ou deux pour « l’un » (Thomas), une page ou deux pour « l’autre » (Astrid). On avance alors pas à pas dans l’inéluctable: deux vies basculent, se délitent, s’éloignent ou plutôt se reconfigurent sous l’égide de l’Absence, sous la figure terrible et butée du sans-pourquoi. Le monde lui, continue, inchangé, intact, dans une permanence et une indifférence qui donnent à cette histoire une sourde coloration tragique. Quand de « l’un » et de « l’autre » ne restent plus chez « l’un » et chez « l’autre » que quelques poignants souvenirs, forcément impartageables, douloureusement privés, alors la souffrance est immense, indicible. Souffrance en pure perte? Non. Et là peut-être réside l’extraordinaire leçon du livre. La douleur a au moins cette vertu qu’elle rend sensible à tout ce qui échappait auparavant: le monde s’ouvre à Thomas, se donne enfin dans sa pleine et merveilleuse présence. Thomas qui voyait sa vie défiler comme derrière une vitre, témoin détaché et passif, y entre de plain-pied, en pleine maîtrise de soi et dans l’apothéose des sens (vue, toucher, odorat…). Une existence au contact de la nature pleine de couleurs et de sensations succède à sa vie grise, atone d’employé de banque, de mari, de père modèle. Astrid, la femme délaissée n’est aucunement une « victime » selon une psychologie facile. Elle aussi suit un cheminement, mais tout intérieur: elle réévalue de fond en comble sa relation à Thomas (officiellement déclaré « mort »). Cet homme lui était inconnu, elle le découvre, le comprend (y compris dans/par ce geste insensé de rupture), elle se rend compte combien leur amour est fort, qu’il existe désormais hors du temps et de ses vicissitudes. En elle croît la conviction indéfectible qu’il est vivant quelque part, qu’elle doit lui être fidèle, qu’il se reverront. Avec les années, il deviendra une partie d’elle, comme elle une partie de lui.
Peter Stamm nous fait retrouver ce secret étonnant et paradoxal: la fuite hors du monde n’est rien d’autre qu’une façon d’y entrer vraiment. Il faut se défaire du vieux monde (ses compromis honteux, ses faux-semblants destructeurs, les cache-misère de la comédie sociale, familiale ou conjugale), aller jusqu’à l’oblation totale pour renaître à soi dans une vie seconde. Qui en a le courage insigne?
Un grand roman silencieux, dénué de tout pathos, blanc de toute psychologie « romanesque ». Avec une écriture distanciée, sans mystère, Peter Stamm nous dit des choses tellement vraies, tellement irréfragables dans leur simple évidence qu’elles en sont insaisissables, qu’il est impossible de les motiver. Peut-être parce qu’elles touchent à un point de profondeur tel dans le vécu affectif, dans les relations souterraines entre les êtres que tout discours réaliste ou explicatif ne peut que les manquer. Il en résulte une sorte de malaise quant aux données ordinaires et communes de la vie, indéfinissable, à la fois éclairant et apaisant.
Un texte qui brille comme un bloc de névé au sommet d’une montagne. D’un poids, pourrait-on dire, méta-physique. Un livre dont la perfection laisse bouche bée, rend presque vain, inutile tout commentaire. De la grande littérature.
L’un l’autre, Peter Stamm, traduit de l’allemand par Pierre Deshusses, Christian Bourgois, 176 p., 17 €. LRSP (livre reçu en service de presse)
Illustrations: Caspar David Friedrich, Le Voyageur contemplant une mer de nuages (1817-1818) / Christian Bourgois Éditeur.
Prochain billet le 20 août.
« aller jusqu’à l’oblation totale pour renaître à soi dans une vie seconde »
Je crois voir et savoir ce qu’est l’oblation, je pense donc le mot bien venu, mais il me plaît de l’approcher de l’ablation, seule solution pour éviter la nécrose, laquelle à une lettre près elle aussi, rime assez bien (ou mal) avec la névrose.
Sentiment que parfois les mots se donnent le mot pour nous prouver qu’ils en savent beaucoup plus que nous…
En effet! les mots ne sont pas stockés en nous, mais rivalisent les uns les autres, je pense même qu’ils se fichent la peignée… plus nous nous en « servons » plus ils nous utilisent… Fascination à l’infini.