C’est un peu notre œil de Caïn, notre fil à la patte, notre surmoi social. Il ne se contente pas de revitaliser notre téléphone: le chargeur nous met également en charge! En charge de quoi du reste? D’être toujours en contact, disponible, qu’on puisse vous toucher – ce qui implique d’être à votre tour une fonction (qui risque de vous faire « l’objet de vos objets »). Le chargeur est le nouveau marqueur de notre société: il est devenu notre cordon ombilical avec le reste du monde. Même lorsqu’on est démuni de tout, traversant les océans ou les continents, la première chose que l’on fait avant même de boire, de dormir c’est de trouver une prise hospitalière et de se recharger*.
Le chargeur prouve notre besoin vital d’être contacté, relié, retrouvé parce que précisément le monde s’éloigne, se complexifie, se délocalise, s’égare et ne se retrouve que par d’ultimes coups de fil. Lorsque l’on veut se couper de tout, rien n’est plus simple au cœur d’une grande ville: il suffit de laisser aller les choses, ne pas se recharger, ne plus émettre de signal, disparaître des écrans. Finalement, renaître, c’est très simple**.
Le chargeur de téléphone s’il prouve notre bonne volonté de citoyen docile et joignable, reste aussi une machine à inverser le temps, prendre la tangente, perdre le contrôle, disparaître tout en étant là. L’alerte « batterie faible » si elle confère une angoisse légitime est aussi la meilleure façon de lâcher prise, de se régénérer d’une autre façon. D’être joignable mais sur une autre ligne***, d’être touché mais sur sa peau, sur l’iris de son œil, le tympan de son oreille.
La vraie vie commence avec la mort du lapin Duracell…
* Voyez les foules agglutinées dans les « spots de rechargement » à Roissy Charles-de-Gaulle.
** Pas toujours si l’on en croit Rémy Oudghiri, sociologue, l’auteur de Déconnectez-vous! Arléa, 2013.
*** La ligne de fuite deleuzienne? Une ligne d’émancipation, de libération: le contraire du destin ou de la carrière.
Illustration: pour les nomades irréductiblement « indéconnectables »: torche-chargeur de téléphone manuel à dynamo (1 minute de manivelle pour 30 secondes de batterie) chez Nature et Découverte.
Prochain billet le 23 août.
C’est un procès à charge auquel je souscris, toujours étonnée de constater que ce lien, ce lacet, cette ligature, passe pour être un signe de liberté (L comme leurre). Ainsi dans ce monde horizontal réticulé par l’abaissement du seuil de toute vigilance à soi, on se branche tant et tant qu’à l’arbre de toute servitude on se pend.
🙂