Invité par une fondation culturelle, l’écrivain suisse Matthias Zschokke* (prononcer « Choqué ») a vécu à Venise de juin 2012 à janvier 2013. Saisi par la splendeur des lieux, il ne parvient plus à écrire et passe le plus clair de son temps à ne rien faire, sinon à déambuler dans les rues d’une ville que l’on découvre à travers les gestes quotidiens d’une dolce vita pleine de couleurs et de sensations. Car à Venise, au creux de son nid doré, Zschokke le solitaire est pris dans un tourbillon à la fois humain et urbain fait de touristes, d’amis, de famille, de monuments, de ruelles et de canaux.
Si Matthias Zschokke n’écrit pas, comme il le répète à l’envi dans les lettres qu’il envoie à de multiples destinataires, le livre que nous avons entre les mains « Trois Saisons à Venise » contredit l’affirmation car ces courriels s’enchaînent pour donner un roman épistolaire dense, drôle qui donne à voir la Sérénissime à travers un kaléidoscope d’observations malicieuses et un rien philosophiques. Rien n’échappe à l’œil aussi chagrin qu’émerveillé de Zschokke: le rituel des cafés qu’on boit après un bain au Lido, les touristes ahanant sous la canicule en allant d’une église à un musée, le ballet des marchands de légumes ambulants, les vaporettos qui se cognent contre les pontons comme les vaches heurtent de leur séant les portes de l’étable…
Ces notations qui varient au gré des jours, du temps climatique et d’une humeur variable inscrivent en creux un portrait de Matthias Zschokke qui, exorcisant sa honte de profiteur gavé de beauté, s’efforce de remplir noblement sa mission d’écrivain en résidence.
Amusante et mélancolique, élégante et poétique cette correspondance à sens unique (les réponses des destinataires restent confidentielles) peut fièrement figurer parmi les conseils de lecture à côté des guides de voyage. Dans cette écrasante coopérative de chefs-d’œuvre qu’est Venise, Matthias Zschokke nous fait faire un pas de côté pour nous révéler avec maestria – loin des habituels et fatiguants clichés – la perturbante familiarité de ce que l’on voit pour la première fois: une vraie ville.
« Venise ne laisse personne l’approcher. Je pourrais passer toute ma vie ici, on m’adresserait quand même la parole en anglais. Les Vénitiens sont immunisés contre tout charme étranger. Depuis des centaines d’années, ils sont submergés de voyageurs. Désormais, c’est allé si loin que presque plus aucun Vénitien ne vit en ville. Les loyers sont trop élevés. Les riches étrangers louent et achètent tout ce qui est bon à prendre. La femme qui est en charge de l’atelier m’a raconté qu’elle serait obligée depuis longtemps de vivre sur la terre ferme si la ville n’avait pas édicté il y a quelques années une loi selon laquelle une partie de ses immeubles était soumise à un prix imposé et ne pouvait être louée qu’à des Vénitiens.
Aux tables devant les cafés et les bars, il n’y a presque que des étrangers qui peuvent se permettre de se faire servir un café ou un spritz. Les indigènes sont assis sur les bancs au milieu de la place et boivent l’eau de la fontaine municipale. A vrai dire, il y a partout des rabais pour indigènes – mais il est compréhensible qu’ils soient et restent sur la réserve face aux étrangers. Même à Berlin, cette colère contre les riches immigrants qui nous expulsent se développe déjà. »
Matthias Zschokke, Trois Saisons à Venise, traduit de l’allemand par Isabelle Rüf, Éditions Zoé, 2016. LRSP (livre reçu en service de presse)
* Écrivain, dramaturge, cinéaste, né en 1954 à Berne, Matthias Zschokke vit à Berlin. Il a reçu de nombreux prix littéraires en Allemagne et en Suisse et, en France, le prix Femina Étranger en 2009 pour son roman Maurice à la poule.
Illustrations: photographie ©Lelorgnonmélancolique / Éditions Zoé.
Venise est sans doute un de ces paradoxes affolants que le tourisme engendre: au départ, on venait attiré par sa réputation sublime et sulfureuse, pour la voir drapée dans son authenticité merveilleuse, mais elle la perd de plus en plus, noyée, asphyxiée par son succès, au point que l’on ne sait même plus ce qu’elle était vraiment. Et on ne visite plus qu’un souvenir de visite.En parlant anglais.
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Vous avez parfaitement résumé ce que je pense aussi (et bien d’autres) de ce qu’est devenu Venise. Il faut déployer des efforts incroyables pour espérer accéder à l’envers du décor touristique…
Je visiterais bien Venise mais alors je deviendrais l’un de ces touristes qui contribue
à faire de Venise ce qu’elle est devenue: un parc d’attraction.
C’est décidé je reste chez moi et je relis « Venises » de Paul Morand.
J’approuve des deux mains! Livre magnifique, que je relis aussi périodiquement (avec son « Fouquet ») et me console du désastre… 😉