galerie_francoise_livinec_385ferli7Voilà un livre admirable. Et je n’ai pas l’habitude de jeter les éloges aux quatre vents. Un livre écrit à la mémoire, ou plutôt pour rendre mémoire à un père. Écrit relevant d’un genre qu’on appelait autrefois un « tombeau ». Mais Philippe Le Guillou n’a pas besoin de se réclamer d’un exercice littéraire en déshérence pour écrire un texte d’une facture impeccable et d’une sensibilité toute de retenue, à la pointe de cette justesse que réclame l’amour filial quand il doit honorer sa dette. Car c’est là que gît la grandeur de ce court texte: la retenue, la pudeur pour être au plus près de la figure de celui qui vous a donné la vie, a fait de vous l’homme que vous êtes et, soudain, vous fait « à jamais orphelin d’une stabilité, d’une espérance définitivement perdues. » Événement douloureux et intime, évoqué ici sans pathos, sans sensiblerie, sans jouer avec les mots ni de complaisantes facilités de langage. Ce qui n’empêche pas une certaine gravité (non pesante), ni une inévitable solennité puisque la mort survient au cours de ce mois noir de novembre 2015 « avec la tempête, les bourrasques qui dépouillaient les arbres, avec surtout la sauvagerie qui ensanglantait Paris. » Et Philippe Le Guillou d’ajouter « dans sa descente vers le trépas, mon père n’aura pas pu mesurer cette barbarie, le déferlement de la violence guerrière qui, au moment où son existence s’achevait, lui aurait rappelé les heures noires de son enfance, les rafles, les assassinats aveugles de supposés résistants, la pluie de bombes, la destruction de Brest. »
En une vingtaine de courts chapitres (parfois une page ou deux), Philippe Le Guillou retrace la vie de son père depuis les débuts (mariage, installation), son ascension sociale, tout en évoquant les lieux, les ambiances et surtout les gestes, les habitudes, les manies, les choix de celui qui fut à ses côtés dans l' »étrange étrangeté » de ceux qui nous sont trop proches, trop familiers, trop « transparents » pour nous être véritablement compréhensibles. Un des enseignements de ce récit est que c’est seulement dans la mort, par la mort que nos proches nous apparaissent dans leur vérité. Vérité qui éclaire aussi par un jeu de reflets la propre destinée de l’auteur: en évoquant ses grands-pères et opposant leur « monde d’avant » fait de rêveries celtiques, de ruminations mémorielles ancestrales au monde de son père, génération « qui n’incante pas », attachée au bonheur matériel, au progrès, il reconnaît des préférences, décèle des attachements qui ont suscité et infléchi sa vocation d’écrivain. Reste que ce qui autorise à parler « au lieu » de l’autre, qu’il soit père, frère, conjoint, plus que l’amour est la conscience de la communauté de destin. Un vivant peut parler sans abus d’un mort, dès lors que, sous le nom de ce dernier, le parleur signifie le lieu où il est absent à lui-même. L’exercice littéraire du tombeau consiste (et cela l’apparente à une sorte d' »exercice spirituel ») en la transformation de soi en le tombeau d’une voix. D’où la mélancolie dont parle Philippe Le Guillou à la toute fin de son hommage, mélancolie « presque lumineuse » écrit-il, qui lui fait pressentir que le deuil appelle non pas un « travail » mais un colloque silencieux, « un dialogue mystérieusement entretenu avec une présence qui ne meurt jamais. » Une traversée dans la solitude qui appartient à ceux qui se risquent au pays des mots, au pays des morts.

« Pour l’enfant que j’étais, il incarnait aussi la force. Il décapsulait les bocaux avec maestria, il ouvrait les huîtres avec le même art et la même efficacité, il brisait les carapaces des crabes et leurs pinces, extrayant la chair délicieuse des cavités humides enduites de mélasse ocre. L’effort physique ne lui répugnait pas, il se lan­çait dans les eaux froides de la rade de Brest, à Lanvoy, au milieu des vagues de Telgruc et celles de Beg-Meil plus tard. C’était comme la force magique de celui qui sait résoudre les problèmes, que l’écran et l’inertie de la matière n’arrêtent jamais. Devant lui je me sentais faible, malhabile, inefficace.Je n’aurais jamais son audace, la sûreté de ses gestes, il savait visser, peindre, essarter, éla­guer des arbres élevés, daller une allée, dessiner un jardin et l’entretenir. C’est lui qui avait ima­giné la configuration du jardin de Kerrod avec, en son centre, une pelouse en forme de cœur.1540-1
Ce n’était pas seulement l’homme reclus, immobile, qui dans la pénombre d’un bureau sentant le tabac froid veillait aux comptes. C’était un homme incarné, vivant, qui aimait se lever tôt pour cueillir des champignons, pêcher des palourdes sur les grèves de Térénez ou la truite dans les rivières qui traversent la forêt du Cranou et la campagne alentour. Il ne se levait pas de bonne heure pour assister à la messe: il disait avec humour que, collégien à l’institution Saint-Vincent de Pont-Croix et contraint de ser­vir l’office matutinal, il en avait pris pour la vie. Je crois qu’il regardait les choses de la religion avec une distance respectueuse, pas celle de la nature qu’il appréciait en descendant d’une lignée terrienne. »
Philippe Le Guillou, Novembre, récit, Gallimard, 2017. LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustrations: Madeleine Grenier Tempête, 1968 / Éditions Gallimard.

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Patrick Corneau