Voilà un petit livre bien singulier qui tombe à point alors que l’Amérique rejoint, retrouve à l’occasion d’une élection ses « fondamentaux ».
Notes d’Amérique est un inédit de Rudyard Kipling traduit et publié pour la première fois en français grâce aux soins de Jacques Damade des Éditions La Bibliothèque.
En 1889, alors âgé de 23 ans, Rudyard Kipling traverse les États-Unis en tant que jeune reporter du journal anglo-indien The Pioneer. Il arpente le pays tout entier, visite San Francisco, pêche le saumon, côtoie des cow-boys et des industriels, traverse Yellowstone, visite les abattoirs de Chicago. Ses notes sont surprenantes à plus d’un titre. C’est un « rapport d’étonnements » d’un Huron à la manière de Voltaire, d’un Usbek sorti des Lettres persanes ou plus exactement d’un Britannique pur style, droit dans ses bottes de colonialiste-impérialiste qui débarque chez d’anciens colonisés expérimentant une société d’un type nouveau qui deviendra un siècle plus tard le monde globalisé dans lequel nous vivons. Sous le regard de Kipling, à la fois attentif mais aussi bourré des préjugés d’un anglo-saxon frotté aux mœurs du sous-continent indien, surgit l’Amérique des origines, celle qu’on ne voit plus parce qu’elle s’est diluée dans l’air que nous respirons. A un moment de son récit Kipling déclare: « Une personnalité trop affirmée a toujours été un obstacle aux voyages ». Peut-être pas, car ce sont précisément les raideurs, les principes et pré-conceptions culturelles du sieur Kipling qui, par contraste, par irritation et répulsion allais-je dire – permettent de révéler la teneur même de la civilisation américaine dans tout ce qu’elle a d’irréductiblement idiosyncrasique, de rédhibitoirement insupportable aux yeux de la vieille Europe. Kipling ne voit que des natives autrement dit, dans son esprit, des « sauvages » qui s’affairent à mettre en place le capitalisme naissant dans toute sa cruauté, sa violence à l’égard des hommes (blancs, noirs, indiens) et de la nature considérée comme un Éden aux ressources infinies. C’est le grand arraisonnement du monde qui s’intensifie là sous les yeux éberlués et sceptiques de Kipling, un suractivisme débridé qui se déploie sous les augures du « progrès » (chemin de fer + électricité + téléphone). Mot fétiche que tous les américains rencontrés, interrogés par notre reporter, ressassent de façon incantatoire qu’ils soient journalistes, hommes d’affaire, prédicateurs ou simples citoyens. Le culte de l’argent atteint son point de délire selon Kipling chez la femme américaine qui n’hésite pas à déroger de son statut de « femme » pour se rendre « utile », entrer dans le jeu de la production et s’y déclasser (comme simple sténographe ou dactylo) avec une facilité et un élan déconcertants. On sera bien entendu choqué par les considérations éminemment racistes à propos de la domesticité noire, cela participe d’un habituel d’époque. Ce qui est presque comique c’est de voir notre colon des Indes opposer la douceur de la société traditionnelle indienne, sa convivialité de village à la grossièreté des foules américaines, à la brutalité des rapports sociaux (colt sous la veste, corde pour la pendaison à portée de main). Et surtout ce manque de déférence (sentiment de classe) aboli dans une nation qui sent l’odeur de magasin, ardemment égalitaire où le portier d’hôtel s’adresse à vous en mâchonnant un mauvais cigare tout en vous posant des questions indiscrètes dans un langage vulgaire plein d’argot. Shoking. Le gentleman Kipling s’offusque devant les pratiques américaines déloyales en matière de copyright (jamais respecté par les journalistes), ignobles en matière d’hygiène et de savoir-vivre (multiplication des crachoirs dans tous les lieux de vie), insolentes avec les regards francs et directs des jeunes dames, etc.
Ce retour aux sources de l’américanité permet de saisir ces invariants qui constituent et perpétuent les fondements de la société états-unienne. Ils ont jailli à la face du monde avec l’élection de Donald Trump. Comme un retour du refoulé d’autant plus violent qu’il avait été enfoui sous des discours lénifiants ou des visions fantasmatiques confortant le déni de réel. D’où l’urgence de lire cet éclairant témoignage sur l’Amérique profonde, l’Amérique de toujours.
« Le dimanche me procura la plus étrange expérience de toutes, la révélation du sommet de la barbarie, je découvris un lieu officiellement décrit comme une église. Il s’agissait en fait d’un cirque, mais la congrégation l’ignorait. Le bâtiment était rempli de fleurs, il était lui-même décoré de peluche, de chêne taché par le temps, et d’un grand luxe qui incluait des chandeliers de bronze vrillé du plus pur style gothique, parmi ces objets et une congrégation de sauvages, un homme merveilleux fit soudain son entrée, dans la confidence absolue de leur Dieu commun qu’il traitait avec familiarité et exploitait autant qu’un reporter aurait exploité un potentat étranger. Mais, contrairement au reporter, il n’autorisait jamais son auditoire à oublier que c’était lui et non pas Lui qui était le centre d’intérêt. De sa voix onctueuse et à l’aide d’images empruntées à la salle des ventes, il faisait surgir devant son auditoire un paradis qui ressemblait à l’hôtel Palmer House (avec toutes ses dorures en or véritable et toutes ses vitres taillées en diamant) au milieu duquel apparaissait une créature à forte voix, fin discuteur, plein de sagacité, à qui il donnait le nom de Dieu. L’une de ses phrases retint mon oreille ravie. C’était à propos d’une question relative au jugement, elle était à peu près: « Non! Je vous le dis, Dieu ne traite pas ainsi les affaires. »
Il leur présentait une déité qu’ils pourraient comprendre, et un paradis en or et pierres précieuses auquel ils pouvaient tout naturellement s’intéresser. Il lardait sa performance d’argot des rues, du comptoir, de la bourse, en disant que la religion devait entrer dans la vie de tous les jours. En conséquence, j’imagine qu’il présentait la vie quotidienne à l’image de la sienne et de celle de ses amis. C’est alors que je me suis échappé pour éviter la bénédiction, ne souhaitant pas la recevoir de telles mains. Mais le reste de l’auditoire semblait prendre plaisir à tout cela et je compris que je venais de faire la connaissance d’un prédicateur populaire. »
Notes d’Amérique de Rudyard Kipling, traduction, préface et notes de Dominique Beugras, illustrations de Grégoire Louis, Éditions La Bibliothèque, 2017. LRSP (livre reçu en service de presse)
Illustrations: dessin de Grégoire Louis / Éditions La Bibliothèque.