Est-ce un vieil attachement de potache à ses lointaines humanités? j’aime les collections de littérature avec leur alignement de plumes célèbres. J’ai toujours gardé mes exemplaires de la collection « Écrivains de toujours » aux éditions du Seuil. C’est un environnement rassurant, un mur auquel on peut toujours s’adosser.
L’éditeur Buchet-Chastel a relancé il y a peu une collection de cette sorte: « Les auteurs de ma vie ». Le principe est une anthologie préfacée par de grands écrivains d’aujourd’hui conviés à partager leur admiration pour un classique dont la lecture a particulièrement compté pour eux. Après quelques volumes prestigieux, le Descartes de Paul Valéry, le Virgile de Giono ou le Hugo de Michel Butor, voici un Pascal par Michel Schneider et un Baudelaire par Gérard Macé.

Il y a des écrivains, des penseurs qui impressionnent. Blaise Pascal fait partie de ceux-là. On sait intuitivement « son apport » essentiel à la compréhension de notre humaine condition: « Tout ce qui est incompréhensible ne laisse pas d’être ». Mais plonger dans ses écrits et sa pensée impressionne sans doute en raison de la profondeur et du caractère paradoxal de celle-ci. Le Pascal de Michel Schneider n’est pas un livre de vulgarisation, mais le dévoilement d’un « attachement ». Celui qu’entretient l’écrivain et psychanalyste pour le moins lu des auteurs de son siècle. Comme il le déclare: « J’ai vécu avec lui ». Michel Schneider, au fil des pages, nous fait partager son univers pascalien. Il décline de grands thèmes de la dramaturgie pascalienne, Dieu, l’ordre, le cœur, l’écriture, la machine qui nous font comprendre et apprécier la pensée tourmentée de ce libertin transcendantal. Ce recueil, érudit et passionnant, est complété par des textes de Pascal.
Gérard Macé dont j’ai parlé ici à plusieurs reprises s’emploie, lui, à restituer le choc qu’il reçut de Baudelaire à l’âge où « l’on exagère tout tandis qu’on ne veut croire à rien ». Avec l’exquise sensibilité qu’on lui connaît comme poète et prosateur, Gérard Macé redéploie devant nous la riche diversité et la complexité d’un Baudelaire aux positions parfois contradictoires et qu’il juge avoir été édulcoré par l’enseignement: « Dans les manuels, dans les anthologies, nulle trace ou presque du penseur réactionnaire qu’il fut après 1848. Nulle trace du précurseur de l’anthro­pologie qui compare le sauvage et le dandy, pour en faire des êtres également civilisés. Nulle trace du philosophe de l’antinature, et moins encore de l’en­nemi des Lumières. » C’est donc un immense poète, mais par-dessus tout le portrait d’un artiste en « beau ténébreux » qui nous est présenté ici: « Baudelaire était bien ce ‘magicien ès lettres’ dont il parle dans sa dédicace à Théophile Gautier. Magicien et savant, tour à tour ivre de ses pouvoirs et mélancolique, accablé par la malchance, désigné par le sort pour être un génie malfaisant, qui épouvante sa propre mère. » Dépoussiéré, dé-scolarisé, Charles Baudelaire redevient enfin ce vivant considérable « – notre semblable, – notre frère! »
Même si c’est le hasard du calendrier qui fait se succéder la sortie éditoriale de ces deux classiques, on ne peut s’empêcher de les rapprocher et de pointer des liens subtils paraissant unir, au-delà des divergences éclatantes, ces deux univers littéraires. L’un et l’autre ont eu des vies renversées, bouleversées par un événement fondateur: Pascal avec la nuit du Mémorial, Baudelaire par la révolution de 1848 et l’énorme déception qui a suivi. Tous deux conçoivent une vision de l’homme puisée dans un fonds commun de tradition janséniste, et développent des thèmes similaires centrés sur la misère et la grandeur de l’homme, l’importance de la chute originelle, les échecs qui en découlent dans la quête du bonheur, de la justice et de la vérité, les limites de la raison et la désespérance d’une existence humaine que l’absence de Dieu prive de sens. Bref, une évidente dimension paradoxale, donc tragique, de la condition de l’homme en tant qu’animal doué de raison dont l’intempestive actualité n’avait pas échappé à Nietzsche et qui fait de ces deux grands moralistes (pessimistes) des « mécontemporains capitaux » comme aurait dit Péguy.
L’intérêt de ces petits livres est bien sûr de nous donner à (re)lire des auteurs, mais, comme le fait finement remarquer Gérard Macé, de rendre possible d’autres lectures, de nous donner accès à d’autres écrivains: Baudelaire (l’) »autorisant » à lire Leopardi, Mallarmé ou Mandelstam, Nietzsche et Benjamin. Une sorte de filiation s’opère, des écrivains se retrouvent dans d’autres qui en perpétuent involontairement certains éléments esthétiques auxquels on est attaché (le fragment par exemple), un style, une méthode de pensée (de type dialectique) ou une vision poétique (c’est souvent la même chose). Est initiée alors une lecture flâneuse et affinitaire qui n’a pas de fin. Nous risquons de nous laisser emporter par une canonnade de coups de foudre, d’engouements incessants. Qu’importe, la littérature a pris possession de nous.

Pascal par Michel Schneider, 2016 –  Baudelaire, Pages choisies par Gérard Macé, mars 2017, collection « Les auteurs de ma vie », Buchet-Chastel. LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustrations: Pieter van Laer (1599-1652), Self-Portrait with Magic Scene / photographie ©Lelorgnonmélancolique – Éditions Buchet-Chastel.

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Patrick Corneau