2266ferli15Le chroniqueur et écrivain Marc Lambron publie Quarante ans, Journal 1997 chez Grasset. Cinq cent pages talentueuses d’observations aussi percutantes que fielleuses sur le Paris mondain, de la mode et des médias de la fin des années 90. À part les notes touchantes sur la mort de son père, d’une belle tenue dans la retenue, c’est du Voici, Gala, Closer rewrité par un dilettante de l’Académie française, bref des ragots haut de gamme, la perfidie élégante sous papier glacé. Divertissant – parfois édifiant quand certains noms sont lâchés  – mais un peu nauséeux à la longue, d’autant que l’auteur à force de touiller le marigot des petites et grandes vanités du Gotha parisien (circonscrit tout de même à trois arrondissements entre droite caviar et gauche ortolans) finit par se salir les doigts* et même un peu plus… N’est pas Saint-Simon qui veut, lequel écrivait dans la solitude, le secret et une improbable postérité. On sent l’ombre lointaine de Morand** dans la froideur acérée du regard et quelques formules heureuses, pas plus (les Chroniques 1951-1954 relèvent d’une autre stature littéraire et surtout l’Oncle Paul ne bassinait pas le lecteur en commentant complaisamment ses propres écrits et leur accueil comme le fait ici Lambron avec son 1941 et le Goncourt raté). À se vouloir le miroir de la société du spectacle on finit inéluctablement par disparaître dans l’éblouissement des sunlights et oublié par la ronde impitoyable des têtes et des modes… C’est la règle sévère de l’exercice. Avec une probité certaine Marc Lambron constate: « J’assiste à Paris au spectacle sans toujours le comprendre, en constatant pourtant qu’il ne cesse de se déployer. Il a sa mesure. Écrivant ici, je vaux ce qu’il vaut. » Tout est dit.  Mais cela dit, entre deux rosseries, ce qui se déploie sous les yeux pas toujours clairs (malgré les doubles foyers Éducation sentimentale/Vichy) de M. Lambron c’est un spectacle donnant la mesure et le format, comme disait Georges Pérec, d’un bruit de fond, d’un habituel d’époque: les baby-boomers aux commandes – la génération qui a pulvérisé*** les symboles et institutions de la « vieille civilisation » où l’individu pouvait puiser pour se construire. Au moins cela est-il ni trivial, ni frivole et a valeur de précieux témoignage pour les bilans en cours. Pour le reste, quelques jolies paillettes de witz parisien sur nos doigts… qui tomberont avec le prochain livre.
[À signaler de nombreuses coquilles (Bouvard et Peruchet, « conversation » démocrate pour convention, etc.), erreurs de transcription qui ne sont pas à l’honneur de l’éditeur dont Marc Lambron fait un éloge assez flagorneur à la date du 19 mars 1997.]

« Dans le TGV qui me ramène à Paris. Deux jeunes femmes, la trentaine, sont assises derrière moi. Je capte des bribes de conversation. Elles parlent d’hommes, d’amour, de cohabitation, d’hommes qu’elles aiment sans cohabiter avec eux, d’hommes avec qui elles cohabitent mais qu’elles n’aiment pas, etc. Elles le font avec cette manière BCBG et ces voix froides de Parisiennes sans pitié, qui doivent travailler dans des entreprises ayant leur siège à Boulogne ou Issy-les-Moulineaux, et calibrent la vie en « cool », « super », « très cool », « sympa », « génial ». Femmes modernes? Elles sont tout de même, dans une proportion qui reste à déterminer, d’une terrifiante insensibilité.
(…)
La nuit, pour tenter d’effacer tout cela – mais rien n’efface rien –, je passe à la soirée d’anniversaire d’un camarade du Conseil d’État. Trente-six ans, célibataire, membre d’une coterie de trentas/quadras qui font profession d’aimer les jeunes femmes. C’est une spécialité de Paris que ces messieurs qui ont vécu et initient les fillettes qui veulent vivre. Ils les rabattent avec sûreté, elles leur donnent un peu de sang frais, de mélatonine galante. Gonzague Saint Bris, les frères Bogdanov, J.-M. Rouart, Luc Ferry (depuis son divorce) sont souvent sur le réseau. Quand on va à l’une de ces soirées, les jeunes filles changent (le stock tourne) mais les messieurs restent, baignés dans ce bain lustral, rajeunis par ce massage facial permanent qu’est l’amour d’une jeune femme. Inutile de dire que le spectacle est agréable. Les volontaires féminines viennent généralement des beaux quartiers, ou des capitales étrangères. Elles veulent être conquises, avec un peu de sentiment, par des mentors qui portent sur leurs colts les encoches des séductions passées. Travaillent dans les secteurs post-yuppies, banque, cabinets d’avocats, ont entre vingt-cinq et trente ans, n’ont jamais été mariées (ce qui les distingue du marché d’occasion des divorcées en train de remonter la pente, autre cas de figure). Ce soir, prédominance de brunettes, collants noirs en bataille, tendance tailleur-pantalon et escarpins vernis, leurs jolies voix des écoles chrétiennes, leurs œillades de conventuelles qui font le mur. Trois d’entre elles au moins sont hors pair: une attachée parlementaire, une avocate qui s’occupe de la consolidation fiscale des filiales de Danone (Yeepee!), et une profession indéterminée qui ressemble à Carla Bruni. Parlé quelques instants avec l’ancienne amie d’un ami. Elle dit: X voulait m’entraîner là où il n’était même pas capable d’aller lui-même.  Je ne creuse pas davantage la sentence. Il faut respecter les beautés elliptiques. »
Marc Lambron, Quarante ans, Journal 1997, Grasset, 2017.

*On est surpris de trouver au long de ce nappage « poudre&paillettes » des séquences au style lâché très Figaro dont certaines d’une grande vulgarité.

**Pour paraphraser une ses pointes (« rapportée » à la p. du 26 mars): Marc Lambron c’est du Morand avec beaucoup d’eau de Seltz.

***Le Conseil d’Etat où Marc Lambron œuvra de 1985 à 2006 a rendu des décisions favorables au multiculturalisme (port du voile à l’école, à la burqa, au burkini…).

Illustrations: photographie ©Lelorgnonmélancolique / Éditions Grasset.

  1. Serge says:

    Votre critique du livre me dissuadait d’aller l’acheter mais l’extrait que vous nous proposez me fait changer d’avis. Vous soumettez vos lecteurs à rude épreuve.

  2. Aukazou says:

    En ce qui me concerne, je vais m’empresser de l’acheter (de lâcheté ? ;-)). Après tout, le marigot ,qu’on le touille ou non, n’en demeure pas moins le marigot et il me semble qu’y enfoncer le doigt permet, du moins, d’en révéler le tuf. Non qu’il me reste encore un fond d’illusions à perdre, comme ce pauvre Rubempré… encore que … mais je considère salubre de crever les abcès quitte à en voir jaillir la purulence.

    Puisque le Conseil d’Etat est ici évoqué, je note avec amusement à quel point certains lieux n’ont rien perdu de leur vocation d’origine. Comme le dit la chanson : « Le Palais Royal est un beau quartier. Toutes les jeunes filles sont à marier ».Enfin, à marier …est un euphémisme élégant. En faut-il du courage, tout de même, à ces Coralie modernes, pour sacrifier aux denrées périmées. Le C.E. devrait faire une jurisprudence sur les méfaits de la viande avariée ! Et l’on s’étonnera de la « terrifiante insensibilité » de certaines jeunes-femmes sans même tenir compte de l’absolue nécessité de l’agueusie – entre autres altérations des sens – dans le cadre de leurs pratiques. Quelle injustice ! 😉 Dura « sexe » sed lex !

    Ps : En fait, l’ENA, toussa toussa, c’est une filière roumaine, non ?

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Patrick Corneau