1892ferli4Il y a quelque chose d’intempestif donc de vertueusement nietzschéen dans le livre de Bérénice Levet Le crépuscule des idoles progressistes qui vient de paraître chez Stock. Un coup de gueule de 362 pages qui s’origine dans une belle, juste et saine colère. Posons les préliminaires et laissons Bérénice Levet se présenter: « Née au début des années 1970, j’appartiens à cette première génération élevée par des parents, formée par des instituteurs et des professeurs qui, dans le sillage de mai 68, avaient renoncé à assumer leur responsa­bilité d’adultes, à nous inscrire dans un monde vieux, plus vieux que nous, une humanité particulière riche d’un héritage millénaire. Nous avons été le laboratoire d’expérimentation d’une nouvelle figure d’humanité. »
Presque quarante-cinq ans plus tard cette « nouvelle figure d’humanité » fait le bilan de l’expérimentation dont elle a été l’objet et, comme on peut l’imaginer, il n’est pas franchement glorieux. L’idéologie progressiste est passée par là et a balayé un certain nombre de constantes anthropologiques qui constituaient et constituent toujours les besoins fondamentaux de l’être humain. Besoins et aspirations dont nous héritons avec notre langage et l’histoire qu’il charrie. Qu’est-ce à dire encore? Le besoin de racines, d’identité nationale, de frontière, le sentiment d’une langue à nulle autre pareille, le besoin d’un passé fait de mémoire et de tradition où s’ancrer, se reconnaître, s’inscrire dans une somme de filiations et de fidélités. Oserai-je parler des besoins de l’âme? De cela, la « Génération Mitterrand », jeunesse flagornée comme dit B. Levet a été privée, flouée. La marche vers l’insignifiance, vers l’anomie, le vide existentiel était lancée.
Quand on lit la prose posée, le bon sens incarné dans chaque mot pesé, chaque phrase soigneusement réfléchie de B. Levet, on est abasourdi par l’ampleur de l’enfumage, du mensonge déployé pour, en nous plongeant dans un non-monde, empêcher la conscience et l’exercice des évidences qui structurent nos vies. Oui, la colère nous prend! Contre nous-mêmes qui nous sommes laissés enfermer dans un tel un sommeil dogmatique (le confort intellectuel et moral de ceux qui sont assurés d’appartenir au camp du bien et malignement confortés dans cette infatuation), colère contre ceux qui ont suscité cette hypnose idéologique et l’ont pernicieusement entretenue.
Quelque part ce livre percutant comme le chien d’un fusil rejoint celui d’un autre philosophe, Peter Sloterdijk qui, avec Après nous le déluge fait, avec d’autres moyens*, la généalogie de cette capitulation civilisationnelle.
Inutile de dire que nous avons affaire à un texte clivant qui fera date et par ses turbulences (les masques tombent, la parole se libère) produira nécessairement un « avant » et un « après » dans cette décennie. C’est un vade-mecum qui devrait être remis à tout jeune-homme, toute jeune-fille embrassant la carrière d’enseignant ou, disons, à tout « passeur » de mémoire, de patrimoine. Un livre de résistance pour tous ceux qui n’acceptent pas d’être des hollow men flottant dans la vie liquide selon Zygmunt Bauman. Un livre qui, par son extraordinaire pouvoir élucidant, vient à point pour rendre les mots aux mots**, les idées aux idées, les œuvres aux œuvres, les choses à leur vérité historique plutôt que leur travestissement ou leur dévoiement. Bref, cet essai décapant, revigorant (parce qu’il nous propose avec passion du sens) vient, selon la belle formule de Kant, « courtiser notre assentiment ». Nous le donnons avec jubilation***.

« Le grand alibi de cette démission était notre liberté. Convaincus d’engendrer des individus d’autant plus libres que ceux-ci auraient été délestés du fardeau de l’héritage civilisationnel, ils ont renoncé à nous escor­ter dans le monde. La conviction dont ils se grisaient, et dont nous nous grisons encore, était qu’en nous affranchissant des codes, des règles, ils nous rendraient à notre créativité originelle.
J’ai grandi parmi les livres, les œuvres d’art, les gravures, la musique classique, mais rien ne m’était prescrit, ni proscrit d’ailleurs. Comme si par simple imprégnation, cet héritage deviendrait mien. Libre à nous, selon notre appétence, notre curiosité, d’aller à la découverte de ce qui nous entourait. D’ouvrir le dictionnaire et d’enrichir notre vocabulaire, si la tenta­tion nous en venait.
Il me semble approprié de parler, avec Hannah Arendt inspirée par René Char, d’héritiers sans testa­ment. Nous étions des héritiers parce que le passé n’était pas mort, mais sans testament, parce que « sans tradi­tion qui choisit et nomme, qui transmet et conserve, qui indique où les trésors se trouvent et quelle est leur valeur », autrement dit sans personne qui prenne sur soi de dire à l’héritier ce qui sera légitimement sien, qui « assigne un passé à l’avenir », ainsi qu’Hannah Arendt explicite la métaphore du poète.
Les adultes ne se concevaient pas comme les dépo­sitaires d’un héritage, ce qui explique la légèreté avec laquelle ils le sacrifieront. Ils se sont arrogé le droit sinon d’interrompre une civilisation, en tout cas de ne pas lui assurer d’avenir. Et se sont du même coup dispensés de nous inscrire dans une histoire, de nous donner une identité.
De là la situation extrêmement paradoxale dans laquelle l’époque entrait. Les baby-boomers conti­nuaient de donner la vie, mais refusaient de s’envisager comme parents, ils embrassaient la carrière de profes­seurs, mais ne se voulaient plus les représentants de la civilisation, de la culture.
L’usage se répandait d’appeler les parents par leur prénom. Ils ne nous corrigeaient pas. Cette pratique était symptomatique d’un déni des rôles institutionnels. Père, mère sont des fonctions, ont partie liée avec une généalogie, une filiation. Or, ils ne se voulaient plus les représentants de rien ni de personne, que ce soit d’une famille, d’une civilisation, d’une institution. Ils se voulaient des individus. C’est un point capital, me semble-t-il.
L’idée de représenter quoi que ce soit d’autre qu’eux-mêmes, que leur propre personnalité, leur devenait étrangère. L’individu post-68 vit, veut vivre en dehors de toute transcendance, transcendance de Dieu, mais également transcendance de la civilisation, de la nation auxquelles il doit d’être ce qu’il est. La conscience d’une dette contractée à l’endroit des ancêtres ne l’ef­fleure pas même, de là l’autorisation qu’il se donne de ne plus transmettre l’héritage aux générations à venir.
A cela s’ajoutait le fait qu’il tenait le passé national pour coupable de part en part. Le transmettre aux nouvelles générations eût été s’en rendre complice. « C’est comme si chaque jour, les parents disaient à leurs enfants […] nous sommes innocents, nous nous lavons les mains de votre sort », écrivait Hannah Arendt dans son essai La Crise de l’éducation. Le passé n’inspire plus que du ressentiment. Je me souviens de la coalition des instituteurs et des fédérations de parents d’élèves, en tête la Fédération des conseils des parents d’élèves (FCPE), pour protester contre le projet de Jean-Pierre Chevènement de réintroduire La Marseillaise à l’école.
Depuis lors, l’éducation consiste en une succession de désidentifications : désidentification religieuse (catho­lique exclusivement), désidentification nationale, et désormais, dernier avatar de ce processus, désidentifi­cation sexuée et sexuelle.
Confondant autorité et pouvoir ou domination, les adultes refusaient d’incarner des figures d’auto­rité. On entrait dans l’ère de la discussion, de l’expli­cation. L’adulte justifiait les interdits qu’il s’autorisait encore éventuellement à énoncer, sinon à appliquer. Démarche contraire à tout principe d’autorité: « Prouver que j’ai raison, dit Suzanne dans Le Mariage de Figaro, serait accorder que je puis avoir tort. »
Ils commençaient d’exécrer les prérogatives atta­chées au statut d’adulte, spécialement la responsa­bilité. Ils cultivaient une certaine immaturité qui est allée s’exacerbant. Ne jamais vieillir, se promettaient les rebelles de Mai. L’adolescence s’éternise et les adultes se complaisent dans des pratiques infantiles. Ils se déplacent en patinette, lisent des bandes dessi­nées, parlent une langue rudimentaire copiée sur celle de leurs enfants, chassent les Pokémon, et déposent sur les lieux des attentats islamistes des « doudous ».
« On peut faire de tout le monde des égaux (dit l’his­toire), mais on ne fera jamais de tout le monde des aînés », écrivait Péguy. Comme pour contourner cet obstacle, on a fait de tout le monde des enfants, des adolescents! La hantise d’être en retard sur la jeunesse taraude la génération des baby-boomers.
La crainte de n’être pas aimés de leur progéniture, de leurs élèves les tyrannise. On songe à la phrase de Bernanos: « Rousseau veut que nous soyons les amis de nos enfants […], il est moins difficile d’être ami que d’être père. » Être sympa, le mot n’était pas encore à la mode, mais la chose, elle, l’était déjà. Marcel Gauchet a très justement parlé de stratégie d’évitement. On esquive les situations qui peuvent se révéler conflictuelles: les professeurs commençaient de surno­ter les copies.
(…)5113xgtqyul
Comment a-t-on pu former ce projet fou de faire grandir l’individu en dehors de tout héritage civilisationnel? La catastrophe anthropologique est là. Criante et cruelle.
Loin d’avoir débouché sur l’orgie créatrice promise par ses promoteurs, l’idéologie de la non-transmission a engendré des êtres déliés assurément mais non pas libres, sensibilisés à tout mais attachés et fidèles à rien, condamnés à vivre à la surface d’eux-mêmes, privés de cette intériorité qui définit le sujet et permet de n’être pas ballottés à tous les vents, hors sol et sans épaisseur temporelle, incarcérés dans la prison du présent, voués par conséquent à un conformisme de pensée et de comportement confondant, soumis fatalement à la tyrannie de l’opinion, pensant comme on pense, sentant comme on sent, jugeant comme on juge, désarmés spirituellement, intellectuellement, dépossédés de la langue – cet instrument d’émancipation par excellence.
Il n’est pas excessif, même s’il est politiquement incorrect, de parler de déshumanisation ou, avec Jean-Pierre Le Goff, de barbarie douce. Douce dans la mesure où les moyens employés pour produire cette nouvelle figure d’humanité ne sont en rien violents. Mais barbarie, dans la mesure où le résultat en est un homme mutilé, atrophié, atomisé dans ses possibilités les plus hautes et, exposé sans défense au monde et à ses semblables, réduit à être un consommateur ou un touriste de l’existence. »
Bérénice Levet, Le crépuscule des idoles progressistes, Éditions Stock, 2017. LRSP (livre reçu en service de presse)

*Dont d’intéressantes considérations sur les « ratés » de la transmission et parfois leur inattendue fécondité dans l’histoire de la civilisation.

** « Monde commun » vs. « Vivre ensemble », « Assimilation » vs. « Inclusion », etc.

***Jubilation aussi de voir que la relève intellectuelle est là, Bérénice Levet vient ajouter sa contribution et son nom à d’autres esprits libres: philosophes, sociologues, économistes, sexologues et essayistes tels que François-Xavier Bellamy, Mathieu Bock-Côté, Agnès Verdier-Molinié, Natacha Polony, Marianne Durano, Gaultier Bès, Laetitia Strauch-Bonart, Thérèse Hargot qui détricotent le voile de la doxa progressiste et viennent refonder une anthropologie de la transmission.

Bérénice Levet est docteur en philosophie et professeur de philosophie à l’École Polytechnique et au Centre Sèvres. Elle a publié Le Musée imaginaire d’Hannah Arendt (Stock, 2011), La Théorie du genre, ou le monde rêvé des anges (Grasset, 2014).

Illustrations: photographie ©Lelorgnonmélancolique / Éditions Stock.

  1. odp says:

    Bonjour,

    Veuillez excuser le caractère un peu perfide de ma remarque mais le lecteur comprend mal comment le chantre « d’une anthropologie de la transmission » (n’est pas un peu pompeux tout de même?) peut se placer sous le patronage de Beckett et plus encore de l’échec selon Beckett? Il y a là comme une contradiction que l’on s’explique mal – à moins bien entendu que vous ne vous n’adoptiez le point de vue du passager clandestin du paquebot occidental qui, non content de ne pas payer son billet, critique en sus le manque de confort des cabines.

    De le même ordre d’idée, il me semble que dans une anthropologie de la transmission digne de ce nom, cette femme encore jeune et en âge de procréer n’aurait pas perdu son temps à redire ce que tant d’autres ont dit avant elle (cf. Finkielkraut, Michéa, Robert-Dufour, Debray, Le Goff, Rey… pour ne citer que les plus connus) mais se serait consacrée à l’éducation de ses nombreux enfants et, pour le temps qui lui restait, à la cuisine et la couture.

    Anthropologie de la transmission peut-être; mais surtout pour les autres…

    1. Je ne vois pas bien où se situent les contradictions que vous croyez déceler, elles me paraissent sinon spécieuses, au moins artificielles et peut-être même de pures projections de votre part. Quant à l' »anthropologie de la transmission », si vous aviez lu les travaux de médiologie de Régis Debray vous sauriez qu’elle est rien moins que « pompeuse ».

Laisser un commentaire

Patrick Corneau