Après la faillite des sondages incapables de déceler les électorats cachés ou plus probablement sous-évalués des élections américaines (mais aussi du Brexit, de F. Fillon…), il est temps de s’intéresser aux propos anciens de deux philosophes qui, aujourd’hui, acquièrent un caractère singulièrement prédictif.
Il y a un peu moins de 20 ans le philosophe américain Richard Rorty a décrit avec une précision visionnaire époustouflante ce qui s’est passé avec l’élection de Trump dans un livre (Achieving Our Country, 1998) où il dénonçait les dérives de la gauche idéologique (« Cultural Left ») se coupant progressivement et inéluctablement des masses populaires pour produire une frustration telle que celles-ci n’ont d’autre solution que de se jeter dans les bras du premier tribun démagogue venu (« strong man »):
Il y a 13 ans, en 2003 exactement, le philosophe Peter Sloterdijk à l’occasion de la sortie d’un de ses livres accordait une interview au magazine Le Point (Le Point du 14/02/03 – N°1587) qui l’amena à parler des États-Unis (extrait):
P. SLOTERDIJK: Oui, Nietzsche est précisément le partisan, le prophète de cette richesse sans mauvaise conscience – à condition, évidemment, de ne pas adhérer à une conception idiote de la richesse. Sans amour de la richesse, on reste toujours dans la politique du ressentiment. Et celle-là, c’est le grand échangeur qui mène trop facilement sur les autoroutes fascisantes.
LE POINT: Le risque est-il ce « fascisme d’amusement » que vous avez évoqué?
P. SLOTERDIJK: Je réserve ce terme « fascisme d’amusement » à des phénomènes appartenant strictement au registre médiatique. Je pensais à la chasse aux sorcières et, plus largement, à la transplantation de la feria dans le système parlementaire, là où l’on pouvait espérer un débat. C’est ce que j’appelle la société de l’arène. Le cirque romain l’a emporté sur le stade qui hébergeait l’athlétisme à la grecque. Et l’arène romaine, c’est le lieu de naissance du fascisme d’amusement.
LE POINT: Pour vous, le véritable danger fasciste de l’avenir réside aux Etats-Unis.
P. SLOTERDIJK: Il est effrayant de voir avec quelle facilité la sentimentalité, le ressentiment et le bellicisme peuvent envahir la Maison-Blanche. L’invraisemblance de la forme de vie démocratique est beaucoup plus palpable quand on vit aux Etats-Unis, parce que l’hétérogénéité de la société y est telle que, sans un délire partageable, la société se dissoudrait d’un instant à l’autre. Et il faut renouer le prétendu contrat social à chaque instant. C’est parce qu’ils ont appris à publier toute leur personnalité qu’il est si plaisant de parler avec des Américains, alors que nous, à l’image des aristocrates d’autrefois, nous celons nos secrets de famille. L’arrière-pensée est une spécificité européenne. Ici, on fait la conversation, mais on garde toujours le plus intéressant pour soi.
A méditer après les élections américaines, les succès de l’humoriste Beppe Grillo en Italie et la gauche sans le peuple frenchie…
Illustration: photographie ©Lelorgnonmélancolique.
Une parabole de Gilbert Keith Chesterton raconte l’histoire d’une foule de personnes fermement décidées à détruire le réverbère qui éclaire la rue dans laquelle ils habitent. Après l’avoir détruit, ils s’aperçoivent toutefois que chacun voulait détruire le réverbère pour une raison personnelle différente de celles des autres. Comme il arrive souvent dans les démocraties, ils étaient unis pour détruire, divisés pour gouverner. Chesterton ajoute que la discussion sur la ligne à adopter (le « Que faire? » de Lénine) dut avoir lieu dans le noir. C’est à ce moment, en général, que quelqu’un s’impose et fait la « volonté du peuple »… 🙁