Dieu & Moi, Comment on devient athée. Et pourquoi on le reste
Jean Soler, Ed. de Fallois, 2016
Si je parle de ce livre c’est parce que je l’ai aimé (avec quelques réserves) mais surtout parce que son auteur, Jean Soler, a été, est (encore) l’objet d’un ostracisme socio-médiatique implacable en raison des thèses fortes qu’il défend sur les religions monothéistes, dénonçant (et démontrant) leur violence native et les conflits permanents qu’elles se livrent dans l’histoire de l’humanité avec les conséquences catastrophiques que l’actualité nous apporte. Bref, Jean Soler est un « éteignoir d’illusion » et, de ce fait, il n’est pas le bienvenu dans ce monde du prêt-à-croire où la crédulité (drogue douce) et la foi aveugle (drogue dure) font des ravages mortifères. L’œuvre de Jean Soler c’est la mauvaise nouvelle, le dysangile (si l’on me permet cette expression empruntée à P. Sloterdijk) d’un sceptique enjoué, positif, épicurien aimant la vie et rien que la vie. Pour Jean Soler il n’y a pas de parole conclusive, pas de vérité dernière religieuse ou philosophique; il faut l’admettre et résolument vivre, fautif, mutilé, mortel.
On trouvera dans ce livre de souvenirs (voyages, enseignement, missions diplomatiques et culturelles en Pologne, Israël, Iran, Belgique) et de réflexions sans complaisances sur les religions du Livre, le terreau dans lequel ont germé les positions fermement (et sereinement) athées de cet humaniste imprégné de culture grecque, latine et hébraïque. Avec une écriture sèche, rapide, qui va à l’essentiel, Jean Soler égrène des souvenirs d’enfance et d’adolescence qui sont un hymne rendu à la culture méditerranéenne et à ses origines catalanes – avec parfois des accents pittoresques et une tendresse dignes des souvenirs d’enfance de Marcel Pagnol*, autre agrégé de lettres avec lequel il partage bien des traits, dont la Méditerranée, la passion pour le théâtre et aussi… d’être snobé par l’intelligentsia!
Bien que toute œuvre, toute vie ait en elle un vide, un manque aussi évident qu’insituable, on regrette que cet historien des religions souvent (et malheureusement) incompris tombe parfois dans le plaidoyer pro domo avec une pointe d’amertume masquée par quelques poussées d’autosatisfaction fâcheusement répétées qui altèrent l’élégance de la belle personne d’esprit et de cœur qu’il est (en témoignent, entre autres, les mots émouvants qu’il a à l’égard de sa femme Maria et de sa maladie, les évocations vibrantes de sa mère, de ses amis René Char et Jacqueline Picasso).
Grâce soit rendue à Bernard de Fallois d’avoir été l’éditeur attentif, persévérant et courageux qui nous permet de lire un des esprits les plus audacieux, intègres et lucides de notre époque. Un homme dont la vie et la pensée ne se laissent pas impressionner par le hiératisme et le poids des majuscules.
Les hommes taillés de cette sorte ne sont pas légion.
* dont l’œuvre entière est publiée par les Éditions de Fallois.
(extraits) « Je n’ai pas pu m’empêcher de comparer, à plusieurs reprises, le monde grec et le monde hébraïque. Je ne l’avais pas prévu au départ mais ce nouveau livre (Le sourire d’Homère Ed. de Fallois, 2014) ne pouvait que s’inscrire dans la suite des précédents. Mon œuvre est une pièce de monnaie, avec un côté pile (critique du monothéisme), un côté face (éloge du polythéisme), et la pièce avec ses deux côtés me sert à plaider en faveur de l’athéisme.
Dans les deux mondes, l’attitude à l’égard du religieux est tout autre: « Chez Homère, le but des hommes n’est pas de servir les dieux mais de se servir d’eux. Pour qu’ils vous assistent, si c’est possible, ou pour éviter qu’ils vous nuisent. » On ne peut pas parler de « religion homérique », dans le sens que nous donnons au mot « religion »: un ensemble structuré de croyances et de pratiques. « Les Grecs n’ont aucune doctrine à suivre, aucun dogme à respecter, pas de livres sacrés, pas de prêtres dispensant des prêches. » La religion appartient à l’univers des fictions, ni plus ni moins que les mythes ou les contes. On y croit sans y croire. La notion de « vérité » n’est pas pertinente.
Si la civilisation consiste à transformer des besoins en plaisirs – la nécessité de manger devient la gastronomie, la nécessité de se reproduire, l’amour -, à quel besoin correspond la religion? A celui de trouver des explications aux phénomènes naturels qui nous menacent, en nous efforçant de croire que nous ne sommes pas démunis face à eux, si nous invoquons les puissances surnaturelles qui les provoquent.
Mais quand cette réaction de défense possible, variable selon les communautés, est érigée en impératif absolu qui s’imposerait à tous les membres d’un même peuple (dans la religion hébraïque) ou à tous les membres de l’humanité (dans le christianisme et dans l’islam), la voie est ouverte pour l’extrémisme. Qui légitime la violence.
Pour le polythéisme grec, « il est bon », « il convient », « il est opportun », « il est recommandé » de faire ceci ou cela, et non pas « il faut ». La langue grecque ignore notre notion de « devoir », dans le sens d’une obligation morale pour raisons religieuses.
Chez Homère, les dieux sont conçus comme des hommes, avec des pouvoirs en plus, le pouvoir essentiellement d’échapper à la mort. Cet anthropomorphisme est conscient, assumé: « Le peuple grec est le premier sans doute à avoir soupçonné que les dieux sont issus de l’imagination des hommes. »
Ce genre de commentaires s’appuie sur des passages nombreux et souvent étendus, que j’ai traduits en français de notre temps: j’ai voulu que mon livre soit, à la fois, un guide et une anthologie.
Chez les personnages des deux épopées domine l’amour de la vie pour la vie. La vie est d’autant plus précieuse qu’elle est fragile, qu’elle est brève, qu’elle n’obéit à aucun dessein fixé par des dieux, et qu’elle est sans lendemain. La gloire recherchée sur les champs de bataille est elle-même un leurre. Quand Ulysse rencontre Achille aux Enfers, le héros de l’Iliade lui dit qu’il préférerait être encore en vie, comme un simple valet au service d’un paysan pauvre.
Le goût de vivre s’accompagne dans les œuvres homériques de la passion de comprendre: « Les Grecs ont décidé d’être intelligents. » La clairvoyance n’est pas une question de gènes mais de volonté. C’est un choix, qui comporte des risques. Le risque de perdre ses assises, si l’on remet en cause ce qui est présenté autour de vous comme allant de soi.
En face des Grecs, les Hébreux ont choisi l’aveuglement volontaire: ils ont pris leurs mythes pour la vérité, une Vérité absolue. Dans la dernière page de mon livre, j’écris: « Le plus grave est qu’au nom d’un dieu ou d’une doctrine décrétés seuls « vrais », on massacre chaque jour, sous nos yeux, des hommes, des femmes et des enfants innocents. A ces illuminés- fanatiques-extrémistes – fondamentalistes qui tuent par devoir, il faudrait prescrire, pour les désintoxiquer, des cures d’Homère! Malheureusement, ils refuseraient cette thérapie. Et si jamais ils l’acceptaient, elle serait sur eux sans effet. »
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Quatre mois après la sortie de mon livre sur Homère, des musulmans illuminés, etc., ont massacré à Paris, en janvier 2015, des journalistes qui avaient manqué de respect à l’égard de leur prophète, ainsi que des Juifs qui s’approvisionnaient en nourriture cachère.
Ils agissaient au nom d’autres musulmans illuminés, etc., qui veulent ressusciter en Irak et en Syrie le califat institué par les premiers successeurs de Mahomet – ils cherchent l’avenir dans le passé, comme d’autres le font avec la Terre promise – et qui décapitent à tour de bras les mécréants, y compris des musulmans d’une autre obédience. Et les chrétiens sont persécutés sur les terres où ils vivaient en paix depuis 2 000 ans.
Quel est le dénominateur commun de tous ces carnages? La croyance en Dieu, le Dieu Unique, dans ses trois cultes antagonistes et leurs variantes conflictuelles.
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La vie est suffisamment dure avec beaucoup d’entre nous, et même avec tous les hommes, puisqu’elle nous condamne tous à mourir, pour qu’on n’y ajoute pas des cruautés non nécessaires, issues d’élucubrations qui commandent qu’on tue pour l’amour de Dieu. Si Dieu légitime la violence, elle n’a plus de limites et rien ne peut entraver la cruauté. Je me sens proche de Montaigne, témoin des atrocités de la guerre entre catholiques et protestants, lorsqu’il dit: « Je hais, entre autres vices, cruellement la cruauté, et par nature et par jugement, comme l’extrême de tous les vices. »
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Aujourd’hui, force est de répondre à la violence par la violence. Mais, parallèlement, en visant le long terme, comment faire pour neutraliser – je ne dis pas pour éradiquer, soyons réalistes! – les dangers inhérents aux trois monothéismes et à leurs rivalités?
La piste de l’œcuménisme est sympathique mais sans issue. Mieux vaudrait adopter au niveau mondial – soyons utopistes! – les principes de la laïcité conçus par la France. Ces principes comportent deux volets, inséparables l’un de l’autre. Le premier: n’importe qui a le droit de pratiquer la religion de son choix, à la double condition que ce culte n’empiète pas sur le pouvoir politique et qu’il accepte de cohabiter avec d’autres cultes. Le second: n’importe qui a le droit de critiquer n’importe quelle religion, au moyen d’essais, de contes, de films ou de caricatures. Il est hors de question de limiter la liberté d’expression au nom de la liberté de conscience et du respect qu’il faudrait avoir pour les sentiments religieux. Ce serait trahir l’esprit de la laïcité.
Si les croyants ne sont pas contents des critiques, il leur est loisible d’y répondre avec les mêmes armes qui ne tuent pas.
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Le radicalisme monothéiste partout condamné n’est pas la perversion d’un monothéisme authentique qui serait pacifique. Les passages de la Bible ou du Coran qu’invoquent les extrémistes juifs et les extrémistes musulmans sont bien dans ces livres. Vous aurez beau leur opposer d’autres passages, rien ne vous autorise à prétendre que vos textes sont supérieurs aux leurs. Si ces livres sont «révélés», tous les passages ont la même importance. Et si vous objectez qu’ils demandent à être «interprétés», vous ouvrez la porte à toutes les dérives, à toutes les manipulations possibles. Le plus simple serait de dire que ces livres ont une origine seulement humaine, qu’ils regroupent des textes de différents auteurs, écrits à des époques différentes, dans des contextes différents. Mais, si vous l’affirmez, vous privez les religions du Dieu unique de leur fondement surnaturel. Et c’est Dieu qui disparaît.
Certains rétorqueront, je les connais, qu’il y a dans leur esprit une idée de l’Éternel, et dans leur cœur une certitude de sa présence, qui n’ont besoin d’aucun livre. Certes, mais jamais ils n’auraient perçu cette idée ni ressenti cette évidence, si des religions historiques fondées sur ces livres ne les avaient infusées en eux. Sortez de votre bulle, intéressez-vous à l’histoire universelle des religions. Vous verrez qu’aucun dieu n’a vécu plus de quelques millénaires: un battement de cils dans l’histoire du genre humain, qui remonte à 3 millions d’années.
L’Éternel est mortel, comme tous les dieux. Il n’y a aucune raison pour qu’il en soit autrement.
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Au cours du débat qui a suivi l’une de mes conférences à l’École des hautes études en sciences sociales, deux étudiantes chinoises qui préparaient une thèse d’anthropologie m’ont dit: « Monsieur, nous ne comprenons pas ce que c’est, le monothéisme. » Je leur ai répondu: « Vous avez tout à fait raison. La croyance qu’il n’existe qu’un dieu est une anomalie dans l’histoire des religions. Une anomalie récente – elle n’a que 2 400 ans – et circonscrite à une partie seulement de l’humanité. »
La question « Dieu existe-t-il? » n’a rien de nécessaire ni d’universel. Ceux qui répondent « non » restent prisonniers, comme ceux qui répondent « oui », d’une vision du monde dominée par l’idée d’un Dieu Unique. Ce qu’il faut rejeter, c’est cette question elle-même. J’ai écrit quelque part que c’est une question « provinciale ».
Se demander si le monde a un sens et quel est le sens de la vie n’a rien non plus de nécessaire ni d’universel. Si le monde n’a pas été créé par un Dieu Unique qui avait un dessein en le créant, comme le raconte la mythologie monothéiste, pourquoi aurait-il un sens? Il est ce qu’il est.
Ceux qui déplorent qu’il n’ait aucun sens restent englués dans l’idée qu’il devrait en avoir un. La croyance monothéiste persiste en eux sous la forme d’une nostalgie, accompagnée d’un sentiment d’injustice. »
Jean Soler, Dieu & Moi, Comment on devient athée. Et pourquoi on le reste, Ed de Fallois, 2016. LRSP (livre reçu en service de presse)
Illustration: photographie ©Lelorgnonmélancolique.
C’est du petit lait, ce billet, vous vous en doutez, pour moi et pour tous ceux à qui le mot « religion » donne de plus en plus des poussées d’urticaire géant.
Cette insupportable pensée intelligentsiesque qui installe peu à peu l’idée que la question n’est pas : « avez-vous une religion ? » mais « de quelle religion êtes-vous ? » ce qui élimine d’emblée toute une partie de la population qui se passe de croire à un dogme quelconque.
Quant à la violence générée par les trois monothéistes, ce qui est incroyable c’est que l’on soit encore tenu de la démontrer, en 2016, après deux millénaires d’horreurs sans nom, au nom de dieu. …
La laïcité universelle. Je caresse le même rêve, maladroitement évoqué dans mon billet du 25 octobre: ce serait simple. Je ne mets pas le lien, car votre hébergeur de blog supprime tout commentaire contenant un lien.
Merci pour ce billet.
🙂
D’accord avec l’expression « religion culturelle », il faut avoir le courage d’avouer et de reconnaître que le christianisme imprégne la culture européenne par tous les bouts : dans le langage, les « habitus sociaux » et politiques, l’art, etc. Ce qui ne fait pas plaisir aux tenants d’une laïcité radicale, mais c’est ainsi. Par ailleurs que le christianisme soit devenu indifférent à l’athéisme est une bonne chose (même s’il ne l’a pas toujours été par le passé).
Permettez-moi de vous dire, mon cher lorgnon, que je suis un peu déçue, tout d’abord de n’avoir droit qu’à une émoticône alors que votre lecteur a droit a une réponse circonstanciée.
Je voudrais simplement rajouter qu’il n’y a pas de laïcité « radicale » ou « molle ». Il y a la laïcité tout court, un concept bien trop souvent associé à athéisme. Alors que je connais nombre de partisans de la laïcité qui ont une spiritualité ou qui crient en dieu mais ne cherchent à en convaincre personne.
La laïcité ne supporte aucun aménagement, on ne badine pas avec la laïcité.
Effectivement, le christianisme s’est apaisé en France, mais vous savez bien pourquoi. C’est parce que les curés n’ont plus le pouvoir. Cette séparation bénéfique qui permet de ne pas instaurer de « religion d’état » et donc de permettre à quiconque de croire à ce qu’il veut dans la liberté individuelle de la sphère privée.
Dans tous les pays où il y a religion d’état, cela pose problème.
Cela dit, même en France, les intégristes reprennent du poil de la bête, et certaines choses entendues durant les dernières manifestations catholiques donnent froid dans le dos. En tant que femme, je n’oublie pas que la contraception et l’avortement, pour ne citer que ces deux-là, sont des acquis de haute lutte contre l’obscurantisme et le machisme catho traditionnel. Et il existe encore bien des illuminés se réclamant du christ de par le monde qui aimeraient utiliser la religion comme moyen de pression politique ou économique. Et asservir les peuples comme si de rien n’était. Et si la laïcité était la dernière petite flamme de vigilance héritée des lumières ?
La liberté c’est comme la planète terre: on scie la branche sur laquelle on est assis…
Veuillez m’excuser les quelques boulettes orthographiques que j’ai laissé traîner çà et là.
Bien à vous
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Lu et approuvé! (pour vos 2 commentaires)
🙂 🙂 🙂
« Mais Dieu n’est pas mort, il n’est pas, c’est moi qui meurs. Il nait, lui. Il n’en finira jamais de naître, non pas votre dieu mais un autre, inconnu, parmi l’agonie de notre vie respirant, parmi les frémissements et les rocs jusqu’aux nuages, celui qui ne prend pas de figure. »
André Frénaud, « Tombeau de mon père », Il n’y a pas de paradis.
🙂 🙂 🙂
Vous le dites Serge, « mais aujourd’hui … » car demain votre religion culturelle sera peut-être moins indifférente à votre athéisme. Hier, Giordano Bruno en a fait la cuisante expérience.
Cher Lorgnon, vous parlez de laïcité radicale. Les opinions peuvent être radicales mais la laïcité n’est pas une opinion. Vous le savez, la laïcité est un principe d’organisation de la société qui instaure la séparation des églises et de l’état et donne à chacun la liberté de conscience, la liberté de pratiquer la religion de son choix dans le cadre privé. Accoler un adjectif à laïcité, laïcité radicale ou laïcité plurielle par exemple, c’est remettre en cause la laïcité.
Par « radical » j’entendais une sorte de raidissement ou de crispation récents du concept… https://www.contrepoints.org/2016/09/17/266037-lerreur-historique-de-laicite-radicale
Allons Célestine, ne boudez parce que le patron ne vous fait pas une réponse circonstanciée.
Et je note que par les temps qui courent ce sont les catholiques qui vous remplissent
d’effroi. Pourtant les catholiques quelqu’ils soient n’ont jamais assassiné personne
en France au nom de leur foi. Et les églises n’ont jamais été aussi dépeuplées.
Cher Serge,
Je ne boude pas.
Ce ne sont pas les catholiques qui me remplissent d’effroi, c’est l’obscurantisme.
Et je suis désolée de vous dire qu’il revient au galop, et que nos politocards de tous bords lui ouvrent grand la porte.
Enfin, la foi qui tue… oui, quand un Pape interdit le préservatif, en Afrique il tue par Sida interposé, vous le savez bien. Heureusement le dernier en date semble un peu moins obtus sur cette question…
Bien à vous
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