young-man-wearing-a-small-hathmorganlettrine2Un petit livre qui était présenté à côté de la caisse dans la librairie Les Cahiers de Colette rue Rambuteau et que j’ai acheté comme ça, en passant, se révèle à la lecture être une vraie surprise. C’est un texte inédit du sulfureux Maurice Sachs.
Qui est Sachs? Un type qui, toute sa vie (1906-1945), fait des coups, des malversations et des saloperies. Il écrit des livres: Alias, Au temps du Bœuf sur le toit, Le Sabbat, La chasse à courre. Il a des amours avec les deux sexes, noue et dénoue des amitiés (Maritain, Cocteau, Max Jacob), se marie, se convertit deux fois. Mais ces insignifiances, c’est pour meubler. D’ailleurs, les meubles, il n’y est pas attaché, surtout ceux des autres. Il les vend. Il « emprunte » et se « refait ». En attendant que la vraie vie commence sous des auspices meilleurs que ceux de son enfance: un père tôt parti sans lui dire s’il est juif ou pas, une mère fantasque experte en escroqueries. Sachs, n’a pas arrêté de creuser le mystère de cette vocation pour le ratage, l’échec (il meurt en « Juif collabo » abattu par la SS sur le bord d’une route en Allemagne au crépuscule du Reich en 1945).cvt_un-memoire-moral_1300
Ce Mémoire moral que rééditent les Cahiers de L’Herne est un auto-portrait inédit, une première version, inachevée car abandonnée, de Le Sabbat qui sera son livre majeur. Un enfant abandonné qui essaie de comprendre pourquoi il laisse tout inachevé, abandonne tout, par paresse, pusillanimité, surtout par détestation de soi. Quelque chose dès le départ, dans son enfance s’est mal passé qu’il ressasse ad nauseam: une hérédité lourde, une famille qui s’entredéchire, le néglige, se débarrasse de lui dans un collège où il découvre la lâcheté et l’injustice, sa judéité et son homosexualité. Tout cela est narré dans une prose classique qui n’est pas sans grandeur, un accent dramatique de sincérité assez touchant. Ce Mémoire moral, comme le fait remarquer Henri Raczymow dans la préface, n’est pas un mauvais choix pour les lecteurs qui voudraient découvrir « cet être, condamnable et pitoyable, qui se pensait la proie d’une malédiction. »
Il y a sous l’effervescence picaresque de cette vie de total amoralisme des moments de franche drôlerie comme cet épisode du chapeau « mis de côté » par provocation enfantine:

« Ma mère m’emmena une fois acheter un chapeau à Old England; on l’essaya, on le prit malgré que je ne l’ai­masse guère et nous partîmes. En quittant le magasin, je me dis que ce chapeau serait moins laid mis de côté et je le ramenai sur un angle. Ma mère s’arrêta et le remit droit; je le remis de côté; elle s’arrêta de nouveau et rectifia l’angle; je le ramenai à mon gré. L’orage montait: ma mère me regarda de travers. Il s’ensuivit la plus violente dispute, mais plus la rue me faisait honte mieux je m’obstinais. Cela dura longtemps, si long­temps qu’à bout de patience ma mère s’écria: « Eh bien, allons chez Jacques, on verra bien qui aura raison. » Nous arrivâmes hors de souffle. Jacques et ma grand-mère toutes valises bouclées et sur leur départ attendaient l’heure de prendre une voiture pour aller à la gare; la discussion avec Jacques commença par le raisonnement. Il m’expliqua mon tort au nom de l’élégance. Je restai insensible. Il me l’expliqua au nom de l’obéissance. Je restai immobile, mais je sentais les larmes qui me coulaient sous la peau, qui m’envahissaient tout entier peut-être mais qui me lavaient le cœur de sept années de lâcheté, qui coulaient, qui coulaient, qui me nettoyaient à grande eau, qui faisaient en moi place nette et lorsque je les eus toutes bues, sans qu’une seule perlât à mes yeux je sentis naître en moi le courage, c’était une pousse que gonflait mon ardeur à vivre, c’était un rameau, c’était un bois déjà. Toute mon âme s’emplit d’espérances. La dure tige croissait, croissait en moi et je sus bien que je n’avais qu’à dire « non ». Mais pour ne pas trahir l’émotion sans mesure que je portais au noyau du cœur, je ne faisais que non de la tête « non, non et non ». Jacques qui était si doux s’emporta avec furie. Il se dressa monumental, hurlant, plein de tempête comme un dieu, il n’était qu’horreur et gesticulation; il grondait comme un orage et quand le vent d’épouvante eut fini de tournoyer autour de moi, je me sentis heureux sous les pires cris que j’eusse jamais entendus. Comme dans une ivresse, Jacques se précipita sur moi et me donna de tout son poids d’homme et du comble de sa force une gifle énorme qui me jeta à terre, me coupa le souffle et me fit perdre connaissance.
Lorsque je revins à moi ce fut en disant « non »; je me relevai, ma mère me prit par la main et nous partîmes laissant la confusion derrière nous: ils avaient raté leur train. Mais avant de passer la porte, je regardai chacun fixement et mis mon chapeau de travers, puis je descendis l’escalier, en laissant jaillir toutes mes larmes; je pouvais bien pleurer puisque je venais de triompher. Ma joue était chaude comme un four; d’ailleurs la main de Jacques Bizet y resta marquée six jours, ses cinq doigts comme tracés au fer rouge. J’appris plus tard que tous et lui-même m’avaient cru tué sur le coup.
J’ai gardé de cet incident un souvenir déli­cieux et je sus à Jacques un gré immense de m’avoir révélé mes forces cachées. Ah! Que cela me donna confiance en moi; je sus dès cet âge de sept ans que je saurais toujours vaincre. »

Autre extrait (qui montre toute l’ambiguïté du personnage et à remettre dans le contexte de sa vie): La difficile cohabitation des Juifs et des gentils.

Illustration: Chaïm Soutine. Jeune homme portant un petit chapeau, 1906, collection privée / Éditions des Cahiers de l’Herne.

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Patrick Corneau